DU "BAISÉ RENDU"
DE WATTEAU / MARKS
À "CORTÈGE" DE
VERLAINE :
RECHERCHE D’UN ITINÉRAIRE.
V. EN GUISE DE CONCLUSION (provisoire)
Sans vouloir faire
de "Cortège" une simple transposition d'art, tout porte à croire
que, loin de s'inspirer du seul Baisé
rendu - comme l'a écrit Monsieur Bornecque [27]
- Verlaine aurait pu se "souvenir" aussi,
pour composer son poème, des Charmes
de la vie, et du Singe sculpteur, au moins dans leur version
gravée qu'il a indiscutablement pu voir. C'est l'hypothèse que je formule.
Ne peut-on penser que tout cela s'est "superposé" dans son souvenir
? Pour le reste, il extrapole, et des sources littéraires viennent se greffer
sur les sources picturales possibles. L'éventail devient mouchoir qu'on froisse,
peut-être en référence à d'autres toiles encore, la dame s'esquive par l'escalier
dont on devine les marches sur la gravure de Marks ou sur la toile qui la
répète (ou la précède). Tout cela n'est finalement qu'un décor de théâtre
dont l'utilisation est laissée à la discrétion du poète-metteur en scène qui
dirige ses acteurs à sa guise. Watteau, Marks (ou Pater) fournissent à Verlaine
une trame sur laquelle le poète brode. Verlaine n'agit d'ailleurs pas d'autre
manière quand il "travaille" à partir des textes de ses amis poètes.
"En sourdine" est à ce titre révélateur. Il est clair qu'en l'écrivant,
Verlaine réécrit "Circonspection", lui-même issu du "Voici
le soir" d'Albert Glatigny qu'il lit beaucoup à ce moment
[accès aux trois textes cités]. Dans "Circonspection"
et "En sourdine", c'est le même souffle de brise, le même crépuscule
oppressant à force d'être calme. Même vaine tentative aussi de n'être que
vie suspendue dans l'instant, sans mémoire, sans pensée, sans projets, tout
ce qui caractérise cette "porosité" dont parle éloquemment Jean-Pierre
Richard dans une étude connue connue [28]. Toutefois, on notera que le
pessimisme a progressé. Une comparaison avec le poème de Glatigny fera ressortir
justement l'irrésistible vocation pessimiste du poète. Chez Glatigny, pas
d'amour menacé, mais un chant d'amour, un tendre assoupissement dans la paix
du soir. Certes les amoureux de Glatigny ne parlent pas non plus, mais c'est
pour mieux goûter cette heure exquise de leur amour, non point pour essayer
d'oublier qu'elle peut être l'ultime. Bref, s'emparant du thème, Verlaine
le dénature, annexe la situation, recrée l'épisode et en tire une philosophie
analogue à celle des autres poèmes personnels du "jamais plus".
Le texte de l'autre, comme la peinture ou la gravure de l'autre lui est une
sorte de "tremplin" : la génération spontanée, en art comme ailleurs,
ne saurait exister.
Jacques Borel,
dans sa notice accompagnant Romances sans
paroles dans l'édition des Œuvres
complètes ("La Pléiade"), voit en Verlaine "un artiste
curieux, expérimentateur, la main habile et, autant que l'oreille, l'œil
exercé". Il le montre à l'affût, dès 1866, des recherches nouvelles,
docile à toute influence, littéraire ou plastique, dont il s'efforce aussitôt
de faire son miel. Il conçoit que le poète ait pu "réagir" aux
peintres du XVIIIe siècle. Ses visites attestées aux musées de
Londres, à partir de 1872, le montre en effet passionnément attentif à la
peinture dont l'impact, décidément, n'est pas à négliger.
On est étonné que
le même Jacques Borel, cette fois dans la notice relative à Fêtes galantes de la même édition des Œuvres complètes du poète, puisse écrire
que, si Verlaine a feuilleté les gravures de Marks d'après Watteau, s'il a
regardé tel ou tel tableau, "ce n'est
pas avec l'œil de l'amateur d'art".
Les propos nous semblent contradictoires.
Toutefois, c'est
sans doute le critique qui a su le mieux, à ma connaissance, montrer les
limites de l'influence iconographique sur l'œuvre poétique de Verlaine. Aussi
n'hésité-je pas à lui emprunter quelques mots pour ma conclusion provisoire :
... ni description, ni transcription ; ces images,
furtivement saisies, et plus en rêverie déjà qu'en contemplation, elles sont
aussitôt descendues dans l'intime de l'être, elles se sont aussitôt confondues
avec ce songe intérieur auquel elles répondaient. C'est le songe et rien
d'autre qui fait trembler la parole du poète. L'œuvre est là qui bouge,
tournoie, se défait, plastique et musique, art personnel désormais et
irréductible à tout autre.
En outre, comme
l'a pu faire remarquer Jacques-Henri Bornecque, plus on accuse d'influences sur
le texte influencé, et plus le problème, loin de se simplifier, se complique.
Un certain Verlaine apprécie, directement ou non, un certain Watteau, ou ce que
Watteau représente. Mais quel Verlaine et quel Watteau ? Pourquoi leur symbiose
? Se précise alors, avec ses diverses conséquences, cette question capitale des
rapports de force entre la psychologie et la poétique. Se pose alors le
véritable problème, qui est celui d'une "serrure à secrets". Car de
prouver que tels vers font foi de telles lectures ou de telles impressions
visuelles, comme j'ai tenté de le faire, ce ne sont là que les
"motifs" de la serrure. Mais pourquoi la serrure, et quelle est, si
tant est qu'elle existe, la combinaison qui l'ouvre vers le parc, et qui ouvre
du parc vers la porte, autrement dit du subconscient vers l'œuvre...? Les
questions restent posées.
Pour l'heure, nous reviendrons au
texte...
CORTEGE
Un singe en veste de brocart
Trotte et gambade devant elle
Qui froisse un mouchoir de dentelle
Dans sa main gantée avec art,
Tandis qu'un négrillon tout rouge
Maintient à tour de bras les pans
De sa lourde robe en suspens,
Attentif à tout pli qui bouge ;
Le singe ne perd pas des yeux
La gorge blanche de la dame,
Opulent trésor que réclame
Le torse nu de l'un des dieux ;
Le négrillon parfois soulève
Plus haut qu'il ne faut, l'aigrefin,
Son fardeau somptueux, afin
De voir ce dont la nuit il rêve ;
Elle va par les escaliers,
Et ne paraît pas davantage
Sensible à l'insolent suffrage
De ses animaux familiers.
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[27] D'autres poèmes de Fêtes galantes
peuvent d'ailleurs être rapprochés d'autres gravures de Marks.
[28] "Fadeur de Verlaine",
in Poésie et profondeur, Le Seuil, 1955.