VOICI
LE SOIR
Voici
le soir : pareils au clair de lune,
Tes
yeux charmants rêvent sous tes cils longs ;
L'air
est léger ; si tu le veux, nous allons
Dormir
au bord de la mer, sur la dune.
Un
chant s'élève entendu par mon coeur,
Un
chant d'amour exhalé par ton âme.
Triste
et bien doux, vers le ciel tout en flamme
Qui
semble prêt à mourir de langueur.
La
mer est là. Ses vagues argentées
Causent
tout bas tendrement, comme nous,
Et
moi, je tiens, assis à tes genoux,
Dans
mes mains tes deux mains abritées.
Ne
parlons plus, ne songeons plus, laissons
Le
temps passer et briller chaque étoile ;
Le
vent est frais ce soir, baisse ton voile,
Je
sens courir sur ton sein des frissons.
Glatigny,
Les Flèches d'or, 1864.
CIRCONSPECTION
Donne la main, retiens ton souffle, asseyons-nous
Sous cet arbre
géant où vient mourir la brise
En soupirs
inégaux sous la ramure grise
Que caresse le
clair de lune blême et doux.
Immobiles,
baissons nos yeux vers nos genoux.
Ne pensons pas, rêvons, laissons faire à leur guise
Le bonheur qui
s'enfuit et l'amour qui s'épuise,
Et nos cheveux
frôlés par l’aile des hiboux.
Oublions
d'espérer. Discrète et contenue,
Que l’âme de
chacun de nous deux continue,
Ce calme et cette
mort sereine du soleil.
Restons
silencieux parmi la paix nocturne :
Il n’est pas bon
d'aller troubler dans son sommeil
La nature, ce
dieu féroce et taciturne.
Verlaine, Jadis et
Naguère.
(Première parution en revue le 25 juillet 1867)
EN SOURDINE
Calmes dans le demi-jour
Que les branches hautes font,
Pénétrons bien notre amour
De ce silence profond.
Fondons nos âmes, nos coeurs
Et nos sens extasiés,
Parmi les vagues langueurs
Des pins et des arbousiers.
Ferme tes yeux à demi,
Croise tes bras sur ton sein,
Et de ton coeur endormi
Chasse à jamais tout dessein.
Laissons-nous persuader
Au souffle berceur et doux
Qui vient à tes pieds rider
Les ondes de gazon roux.
Des chênes noirs tombera,
Voix de notre désespoir,
Le rossignol chantera.
Verlaine,
Fêtes galantes.
(Première parution en revue,
le 1er juillet 1868)