Quelques notes complémentaires
pour une analyse linéaire de "Phares"
de Charles Baudelaire
Dès
le Salon de 1846, dans la section :
"A quoi bon la critique ? ", Baudelaire déclare :
Je
crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et
poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout
expliquer, n'a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce
de tempérament ; mais, - un beau tableau étant la nature réfléchie par un
artiste -, celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et
sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d'un tableau pourra être un sonnet
ou une élégie.
(C’est moi qui souligne).
On
remarquera que plusieurs pièces des Fleurs du Mal transposent des tableaux,
des gravures ou des statues. On retiendra, par exemple : "Bohémiens en
voyage" inspiré d’une gravure de Jacques Callot (1592-1635) ; "Une
gravure fantastique" qui semble transposée d’une eau forte de Haynes d’après
un dessin de Mortimer (1741-1779) ; "L’Amour et le crâne", manifestement
inspiré par Heinrich Goltzius (1558-1617), "Le Masque" inspiré par "La Comédie
humaine" du statuaire Ernest Christophe (œuvre par ailleurs commentée dans
le Salon de 1859). Citons encore "Danse macabre",
"Le Tasse en prison", sur lequel nous reviendrons (doc.
n° 23).
Si
l’on admet, avec Marcel Ruff, qu’une étude complète de la critique d'art, chez
Baudelaire, doit s'étendre aux poèmes, le poème le plus important, de ce point
de vue, reste sans doute "Les Phares".
Huit
médaillons en forme de quatrains s'y succèdent, consacrés à huit grands
artistes, suivis de trois strophes constituant une sorte de conclusion à ce
"musée imaginaire" proposé par Baudelaire. Chaque médaillon est une sorte de
synthèse, avec des allusions plus ou moins explicites à l’univers du peintre
cité.
*
Pour
évoquer Rubens, Baudelaire recourt à trois métaphores qu’il appose au nom
de l’artiste ("fleuve d'oubli", "jardin de la paresse", "oreiller de chair
fraîche"). La dernière rappelle le goût qu’avait le peintre d’amonceler sur
sa toile des chairs épanouies. Pour ce qui est, en particulier, du "jardin
de la paresse" l’on pensera au Jardin
d’amour
dont se souviendra Watteau pour son Pèlerinage à l’Isle de Cythère (Louvre).
Jean Prévost attire toutefois notre attention, dans un livre connu, (Baudelaire, 1964), sur le fait que le
poète-critique ne saurait sans doute faire référence qu’au seul Rubens qu’il
pouvait alors connaître, celui du Louvre, le Débarquement
de Catherine de Médicis à Marseille
(qui,
compte tenu d’un détail, permet de faire un sort au "fleuve d’oubli"). Or
cette toile est une de celles que Delacroix a le plus copiées, en utilisant
diverses techniques. Autrement dit, ce quatrain renverrait autant à la peinture
du peintre vénéré qu’à Rubens. Rubens vu à travers Delacroix, si l’on veut.
Il conviendrait de faire la même approche pour Puget dont Delacroix, encore
lui, s’inspira copieusement pour ses nus. Delacroix finalement présent au-delà
de la strophe qui lui est explicitement consacrée, et "habitant" littéralement
le poème à plus d’un titre.
A
la sensualité de Rubens s'oppose ce que nous pourrions appeler la spiritualité
de Vinci. On retiendra, bien sûr, le sourire (ou "souris") qui renvoie peut être
à celui des "anges", mais aussi à celui de La Joconde (énigmatique : cf. "tout
chargé de mystère"), de La
Vierge aux rochers,
sourire de Léda encore (Léda
et le cygne),
de Sainte Anne (La
Vierge, l’Enfant Jésus, Sainte Anne),
ou de Saint
Jean.
On notera que, souvent, chez Vinci, les figures se détachent sur un décor
montagneux ou verdoyant, inspiré par la campagne italienne. Les divers détails
mentionnés dans le quatrain correspondent de fait à la peinture du maître mais
sans que, finalement, aucun tableau ne s'impose.
Suit
une évocation de Michel-Ange. Le début du quatrain qui lui est consacré semble
renvoyer davantage au statuaire qui s'exerce à des sujets mythologiques ou
chrétiens. La suite fait songer, elle, à la fresque de la Chapelle
Sixtine,
à la Résurrection
des morts,
où des figures à demi drapées s'éveillent, fantomatiques, et se dressent dans un
effort. Etre sensible, aussi, au motif des doigts étirés pouvant évoquer encore
La
Création d’Adam.
[Cliquer
ici pour une étude systématique des fresques de la
voûte]
Passons
vite sur Puget, dont nous avons déjà touché deux mots, passons Watteau sur
lequel nous nous sommes déjà attardés à l’occasion d’autres textes, et dont
Baudelaire cherche plus à traduire le climat si particulier que d’évoquer tel ou
tel tableau. Arrêtons-nous plutôt sur l’évocation de Goya, Goya dont l’influence
sur Baudelaire a été déterminante, comme a pu le montrer, notamment, Jean
Prévost (op. cit. p.
118-132).
Le
quatrain que lui consacre Baudelaire est tout entier inspiré par des images
extraites des Caprichos
(Caprices). On se reportera utilement
à l’article consacré aux Quelques
caricaturistes étrangers par Baudelaire (O.C. p. 1017-1020). Le "cauchemar plein
de choses inconnues" c'est sans doute le Caprice
n° 43
("Le
Sommeil de la Raison produit des monstres"), où l'artiste s'est représenté
endormi, affalé sur une table, tandis que volent, au-dessus de sa tête, de
monstrueux oiseaux de nuit. Les "fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats"
sont ceux des planches 45,
69,
20
ou 19
(où trois sorcières font rôtir un avorton à la broche). La planche
55
("Jusqu'à la mort"), montre une caricature probable de la duchesse de Benavente
sous les traits d'une "vieille au miroir", horrible créature se parant sous le
regard ironique d'une jeune suivante. Enfin, les "enfants" qui ajustent leurs
bas font songer à la jeune fille de la planche
17
("Il le faut bien ajusté"), qui tire un de ses bas sous l'œil d'une possible
entremetteuse.
En ce qui concerne les Caprices de Goya, outre le site : http://www.calcografianacional.com/,
voir
Et
nous arrivons à Delacroix et à ce quatrain figurant également dans le Salon de 1846 dans l’article consacré
au peintre adulé (doc.
n° 18)
et que Baudelaire a commenté lui-même succinctement : "Lac de sang : le rouge ; - hanté des mauvais anges : surnaturalisme ;
- un bois toujours vert :
le vert, complémentaire du rouge ; - un ciel chagrin : les fonds tumultueux
et orageux de ses tableaux ; - les fanfares de Weber : idées de
musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur. " Nous voilà
donc mis en garde contre toute interprétation trop précise de ces quatre vers.
Il semble donc inutile de chercher une toile – des toiles – où figureraient
tous les éléments présents dans cette strophe : un lac aux reflets rougeoyants
sous un ciel tourmenté, avec, par exemple, un bois de sapins à l’arrière plan.
Pourtant Prévost tente quelques rapprochements. Pour lui , le premier vers
évoque Dante
et Virgile aux enfers
(encore
appelé La Barque de Dante), commenté
par ailleurs par le poète-critique. Le ciel chagrin et les fanfares étranges
évoqueraient en particulier L’Entrée
des Croisés dans Constantinople,
"où un ciel tragique domine des scènes tristes et rutilantes". "Lac de sang"
et "bois de sapins" sont à prendre, selon Pierre-Georges Castex (Baudelaire critique d'art, 1989) comme
des métaphores destinées à rappeler que Delacroix procède volontiers par juxtaposition
du rouge et du vert (cf. Les
Massacres de Scio ;
La
Mort de Sardanapale,
notamment). Le mot "surnaturalisme", quant à lui, pourra faire songer à des
figures d’un autre monde, comme ce Méphisto
ailé planant au-dessus de Winttenberg (qu’on rapprochera de la gravure
n° 66
des Caprichos de Goya). Mais ne
peut-on l’appliquer aussi, ce mot, plus généralement, à l’imagination de l’artiste
transfigurant un paysage par projection sur la toile des aspects divers de
son monde intérieur ? Les "fanfares de Weber", quant à elles, outre qu’elles
nous renvoient au Freischutz ou à Euryanthe (cf. aussi le dernier vers de
l’avant-dernière strophe), posent le principe des synesthésies ou correspondances
entre les différentes sensations (voir principalement le sonnet des Correspondances).
Les
huit médaillons sont donc conçus selon un même principe. En juxtaposant et en
superposant des images diverses, le poète reconstitue une atmosphère qui se
résume, pour chaque artiste, en quelques mots choisis. On peut en effet dire,
comme l’a fait Castex dans son étude déjà citée, que Rubens, c'est "la
sensualité triomphante" ; Vinci, "Ie mystère souriant" ; Rembrandt,
"la misère pitoyable" ; Michel-Ange, "la force exaltée" ; Puget,
"l'effort douloureux" ; Watteau, "l'ivresse du plaisir" ; Goya,
"l'horreur cruelle" ; Delacroix, "l'inquiétude tragique". Ainsi. Rubens,
Watteau exprimeraient, chacun à sa manière, la joie de vivre ; Vinci
suggèrerait une douceur exempte de tristesse ; les cinq autres artistes,
eux, apparaissent crispés, sombres ou pathétiques.
Dans
les trois dernières strophes se situe la leçon du poème. Si l'énumération du
neuvième quatrain est variée (extases et Te Deum voisinant avec les malédictions,
les blasphèmes, les plaintes, les cris, les pleurs), elle rappelle tout
simplement la diversité des messages et témoignages des différents artistes. Les
mots à "résonance amère" dominent cependant, comme sont plus nombreux les
créateurs tourmentés. On comprend mieux, dès lors, que le quatrain suivant
s'achève sur une métaphore de détresse ; c'est pourquoi encore, à
l'avant-dernier vers, le mot "sanglot" résume à lui seul l’ensemble des messages
qui, en apparence au moins, n'étaient pas tous désespérés. Dans son ultime
évaluation, le poète semble vouloir ne retenir, dans toutes ces manifestations
du génie, qu'une note triste, au diapason de la condition terrestre. Telle est
la mission permanente de la création artistique : témoigner pour l'homme
misérable, face à l'éternité (cf. André Malraux voyant dans la succession des
chefs-d'œuvre fixant des expériences éphémères une victoire de l'homme sur la
rigueur du destin : "l’art est un anti-destin"). La vision du
poète-critique débouche donc sur une réflexion spirituelle ; "Les Phares"
donnent à l'Art sa justification humaine.
Comme
on peut le lire dans les notes de John E. Jackson pour l’édition des Fleurs du Mal dans le Livre de poche
classique (n° 677, p. 268-269, année 1999), il n’est pas très commode de
proposer une explication de ce poème. En effet, pourquoi Léonard et pas Titien,
Watteau et pas Poussin ? Pourquoi cet ordre ? S’il est aisé de
comprendre pourquoi Delacroix, le peintre estimé par-dessus tous, n’apparaît
qu’à la fin de l’énumération, on peut légitimement se demander, par exemple,
pourquoi le poème s’ouvre sur Rubens. Léon Cellier (Parcours initiatiques, 1977) suggère
judicieusement de voir les quatre premiers artistes évoqués du point de vue de
l’Idéal et les quatre autres, de celui du Spleen. C’est retrouver un clivage
cher à Baudelaire. Ce même clivage (Spleen/Idéal) pourrait, du reste, être
retenu pour l’un des axes d’un commentaire composé ou d’une lecture méthodique
du poème. C’est d’ailleurs une des options recevables d’un groupe d’étudiantes
ayant proposé récemment sa lecture du texte. Par ailleurs, il paraît intéressant
de travailler autour de la notion de phare en exploitant le mot et l’objet qu’il
désigne avec ses caractéristiques matérielles (miroir, foyer lumineux, rôle
d’"amer" - dans le sens de "point de repère côtier" -, ce qui nous permet
d’évoquer un recueil connu de Saint-John Perse). Comme autres axes possibles
l’on peut songer - et là encore, l’emprunte aux étudiants qui ont été récemment
confrontés au texte – à un axe qui analyserait "Phares" comme un hymne aux
grands artistes, en jouant sur les divers sens du mot "hymne" et permettant
de faire un sort à la musique du vers [1]
.
Un dernier point pourrait s’organiser autour de l’idée d’un "art
anti-destin".
Quelles
que soient les pistes retenues, trois ou quatre ouvrages peuvent être utilement
consultés (cf.
bibliographie)
: le bel essai d’Yves Bonnefoy : Le
nuage rouge ; l’étude de Pierre-Georges Castex : Baudelaire critique d’art, déjà cité et
auquel nous avons copieusement emprunté pour ces quelques notes, en les
compétant souvent ; Le Baudelaire de Jean Prévost (exploité par
Castex), le Musée retrouvé de Baudelaire
de Yann Le Pichon qui propose, notamment, de mettre en vis à vis les divers
quatrains de "Phares" et les quelques tableaux qui ont pu les inspirer.
Toutefois, ce serait une erreur de penser que nous avons affaire dans le poème à
de simples transpositions d’art. J’aimerais citer ici Jacques Borel dans sa
présentation du Verlaine de Fêtes
galantes, Verlaine inspiré par Watteau sans pour autant fournir dans son
célèbre recueil des équivalents poétiques des tableaux du maître :
[...]
ni description, ni transcription ; ces images, furtivement saisies, et plus en
rêverie déjà qu'en contemplation, elles sont aussitôt descendues dans l'intime
de l'être, elles se sont aussitôt confondues avec ce songe intérieur auquel
elles répondaient. C'est le songe et rien d'autre qui fait trembler la parole du
poète. L'œuvre est là qui bouge, tournoie, se défait, plastique et musique, art
personnel désormais et irréductible à tout autre
(Œuvres complètes, p. 104, Gallimard,
Pléiade).
[1] Les remarques sur la sonorité et la musicalité des vers sont sujettes à caution. La prudence s'impose. On peut, pour ce poème, renouveler l'approche en s'appuyant sur un vieux recueil de versification sans doute oublié mais offrant d'intéressantes perspectives, comme on en pourra juger.[cliquer ici]
© Pascal Bergerault.
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