Avertissement :
Certains signes ou symboles phonétiques de l’API (alphabet phonétique
international) ne pourront pas être reconnus si votre ordinateur n’est pas équipé
avec certaines polices. Quelques sites peuvent vous aider dans votre quête de
ces polices spécifiques indispensables aussi pour vos transcriptions et
tableaux phonétiques. Voir ce site pour
l’exposé du problème. Pour la reconnaissance du “e” muet ou sourd, comme dans
“le”, il est nécessaire d’installer “SILDoulos IPA93”.
Pour le phonème qui correspond au son “hein !” (cf. “Rubens”, “jardin“
), il convient de disposer de “Bookshelf Symbol 5”.
Voir ce site, par
ailleurs, pour un vaste choix de polices à télécharger.
*
Qui se souvient encore de Becq de Fouquières et de son Traité
de versification française (1879) ? Le critique a pourtant émis une
hypothèse tout à fait intéressante et qui mérite de retenir notre attention.
Selon lui certains mots, choisis primitivement par le poète pour leur sens,
peuvent engendrer ou générer autour d'eux des mots ayant, avec les premiers,
des phonèmes communs. Il voyait en eux des générateurs d'harmonie. "On
peut constater, écrivait-il, que le mot générateur de l'idée devient, au moyen
de ses éléments phoniques, le générateur sonore du vers et soumet souvent tous
les mots secondaires à une vassalité tonique".
De nombreux exemples semblent confirmer cette hypothèse
séduisante, en particulier lorsque nous imaginons, a priori, que jouent ce rôle
d'"étymons" les noms propres qui apparaissent dans les vers,
particulièrement ceux appartenant aux pièces classiques. Voici justement
quelques exemples empruntés à Racine :
D’abord
pour les phonèmes voyelles :
Nous avons également mis en valeur dans ce dernier exemple une série consonantique qui va dans le même sens que la série vocalique. Il semble, du reste, que les choses soient encore plus frappantes au niveau consonantique. J'emprunte encore quelques exemples à Racine qui passait - faut-il le rappeler ? - pour un artisan particulièrement soucieux de la "musique" de son vers :
On est tenté d’appliquer ce principe aux "Phrares" de Baudelaire qui semble bien, lui aussi, avoir cédé (inconsciemment ?) à ces échos entre les mots. Mais n’espérons pas trouver un système qui régirait chaque quatrain. Qu’on s’arrête tout de même sur les vers suivants :
Et surtout :
On remarque,
certes, que les équilibres phoniques des séries semblent s'appuyer
préférentiellement sur ces mots "à forte personnalité" que sont les
noms propres de personne (aussi bien que de lieu comme on aurait pu le
montrer). Dans certains cas, la préoccupation sémantique du poète, qui se
poursuit parallèlement au déroulement du mécanisme phonique spontané, semble
établir des identités entre les mots rapprochés, à la fois par l'identité
sonore et par l'unité de sens. On le constatera dans cet exemple emprunté une
fois encore à Baudelaire :
Michel Gauthier, qui s'est beaucoup intéressé à cette
question [1], a pu par ailleurs constater que certains "mots
thèmes" sont, chez quelques poètes, liés par des affinités phoniques.
Ainsi le groupe S-P-R est-il représenté, chez Valéry, dans les mots
"esprit", "serpent", "présence",
"épaisseur", "transparence", et combien d'autres...
Il semble donc bien qu'il y ait d'une part des
"mots thèmes" qui, dans les mots qui les entourent, rayonnent des
phonèmes identiques ; d'autre part des étymons phoniques qui, se regroupant en
ordres différents, engendrent ou appellent des mots contenant des phonèmes
privilégiés.
On peut, dans cette optique, constater que bien des corrections, des modifications et des choix de mots différents correspondent, chez les poètes (qu'ils en soient conscients ou non), à une plus grande obéissance à ce principe d'équilibre et de symétrie des phonèmes. Ainsi, d'une année sur l'autre, deux vers successifs de "L'Hymne à la Beauté" de Baudelaire échangent un simple écho de la fin d'un vers au début du suivant :
On aura noté ici, en outre, un passage des sourdes au
sonores correspondantes (d’une part T vers D, d’autre part P vers B).
On peut
également se tourner vers la littérature étrangère et se demander à quelles
conditions ces "structures profondes" du langage poétique
peuvent être manifestées. Gauthier a entrepris, dans ce domaine, des recherches
fort intéressantes [2]. On en jugera avec cet
exemple emprunté à la "Troisième Eglogue" de Garcilaso de la Vega :
Il est tentant de soumettre la poésie éminemment
musicale de Verlaine (et en particulier les Fêtes galantes présentes
dans notre corpus) à ce type de repérage. Bien entendu ce travail, qui met
provisoirement entre parenthèses le sens des mots, ne le fait que pour des
raisons méthodologiques, afin de ne pas subir ce que Gauthier appelle
"l'envoûtement du lyrisme". Mais il est certain que le sens demande à
être réintroduit, tôt ou tard, à condition de prendre garde aux fallacieux
rapports du son et du sens.
Son et sens sont en effet souvent abusivement associés
même dans les ouvrages qui se posent en modèle et destinés prioritairement aux
élèves des lycées et aux étudiants. J'en propose plus loin quelques exemples.
Jean Jaffré montre dans son ouvrage Le vers et le poème [3] que les
commentaires des allitérations d'un poème ont une fâcheuse tendance à
s'enfermer dans une recherche hasardeuse d'harmonie imitative ou suggestive qui
suppose un rapport immédiat entre le son et le sens, jusqu'au niveau des
phonèmes, au lieu de s'orienter vers les problèmes du rythme. La fréquence de
tel phonème dans un vers tend, en en ponctuant l'articulation, à créer un
rythme qui ne doit pas nous échapper. Dans la "musicalité" d'un vers,
c'est l'attaque consonantique qui est la composante rythmique alors que
l'assonance y tient plutôt le rôle mélodique, d'où l'intérêt des tableaux
vocaliques. Mais revenons avec Jaffré aux allitérations et aux commentaires
qu'ils suscitent souvent. Certains prétendent : "fr" c'est le frottement,
le frôlement, le froissement, surtout si le mot contient en outre la spirante
dentale "s". Et de citer Hugo :
Jusqu'au frémissement de la feuille
froissée.
Pour Jaffré ce raisonnement est aberrant dans la mesure
où il consiste à attribuer comme qualité naturelle du son ("fr"
c'est...", etc.), ce qui revient en réalité au sens des mots, et à prendre
comme principe général ce qui n'est que la déduction d'une situation
particulière. Là encore on s'interrogera sur la valeur de "fr" dans
"offrir", "frapper", "effroi", "soufre"
ou… "fromage". Les ouvrages à usage scolaire sont truffés de ces
aberrations. On se reportera, par exemple, à un développement proposé par les
auteurs du XIXe siècle en littérature (collection "Perspectives
et confrontations", Hachette, 1986), sur la valeur expressive des
consonnes. On peut lire, p. 486, que "les labiales, qui mettent en jeu les
lèvres, disent la grimace du dégoût, la moue ou la gourmandise" ; que "les
nasales correspondent à la sensualité olfactive" ! On ne saurait ainsi
généraliser. Le fait que les mots "parfum", "arôme",
"embaumer", "encens", "ambre" comportent tous des
nasales ne saurait suffire. "Musique", "chanson",
"trompette" en comportent aussi ! Qu'en déduira-t-on ? Voyez
encore le Phèdre de Racine (Hatier, 1973). On peut lire (p. 60) à propos
du vers célèbrissime : "La fille de Minos et de Pasiphaé" : "il
faut [...] reconnaître l'effet très étudié des sonorités : le
"i" inquiétant soutenu par la menace sourde de "f" ; le son
"a" clair, impitoyable, féroce même dans l'hiatus final avec le
"é" court et sec..." Tout cela est bien discutable.
Revenons à Verlaine. Voici un dernier exemple emprunté
cette fois aux commentaires de Marie-Caroline Carlier de quelques-uns des vers
du poème liminaire des Fêtes galantes : "Clair de lune" [4] :
"[...] De plus, l'atmosphère mystérieuse
précédemment esquissée par le jeu des masques est rendue par le voilement des
nasales [sic] :
Que vont charmant masques et
bergamasques,
Jouant du luth et dansant et
quasi… (v.
2-3) ;
[...] la mélancolie qui habite les personnages apparaît
dans le jeu des sonorités : la présence lancinante du "i" évoque
l'acuité de cette tristesse ("quasi" v. 3 / "tristes" v.
4)... [sic] ;
[...] le verbe "se mêle" suggère cette fusion,
encore accentuée par le jeu des allitérations en "r" et "l"
:
Et leur chanson se mêle au clair de lune (v. 8).
Doit-on s'étonner, après cela, que nos élèves et étudiants fassent "chanter" voyelles et consonnes de façon souvent bien gratuite ? Marie-Caroline Carlier a du moins le mérite d'avoir su repérer une suite de phonèmes particulièrement pertinente dans le vers 10 :
Et sangloter d'extase les jets d'eau
Les grands
jets d'eau sveltes parmi les marbres,
… comme pour suggérer, dirons certains, dans cette sorte de… "vocalise", le murmure même des jets d'eau, voluptueusement perçu par Verlaine. Après tout, pourquoi pas ? On peut voir là, en tout cas, une confirmation de l'hypothèse émise par Becq de Fouquières et qui a suscité le présent document. Mais, cette fois-ci, c’est tout un groupe - "oiseaux dans les arbres" - qui va générer nos phonèmes dans la suite du poème.
Outre la probable existence d'"étymons phonétiques" (et qui semble devoir se vérifier aussi bien dans la poésie de Baudelaire ou de Verlaine et de bien d’autres encore), on retiendra donc que, contrairement à une idée encore trop répandue, aucun son isolé ne saurait être, en soi, porteur de sens. Comme l'écrit Daniel Briolet : "S'inscrivant dans une véritable ‘dialectique’ de la création et de la réception, [le son] ne devient ‘signifiant’ que grâce à la combinaison avec les autres sons qui l'environnent dans un ‘message’ [...]. Nulle combinaison sonore ne peut être pleinement significative en poésie indépendamment des relations nouvelles entre ‘signifiés’ qui s'instaurent à l'intérieur d'un poème donné" [5].
[1] Michel Gauthier, Les équations du langage
poétique, thèse d'Etat, Strasbourg, 1972. Voir aussi "L'architecture
phonique dans la poésie de Paul Valéry", in Paul Valery contemporain,
"Actes et Colloques" n° 12, Klincksieck, 1974.
[2] Michel
Gauthier, en particulier "Essai sur le consonantisme de Garcilaso de la
Vega", in Les langues néo-latines, janvier 1960.
[3] Jean
Jaffré, Le vers et le poème, du vers au poème : l'évolution des formes
et du langage, Nathan-Université, 1984, p. 38-41.
[4] Marie-Caroline
Carlier, Dix poèmes expliqués, Parnasse et Symbolisme, collection
"Profil Littérature", Hatier, 1986, p. 24-31.
[5] Daniel
Briolet, Le langage poétique. De la linguistique à la logique du poème,
Nathan-Recherche, 1984.