DOC. n° 18 : Charles
BAUDELAIRE, Salon de 1846. De M. Horace
Vernet.
[...] M. Horace Vernet est un militaire qui fait de la peinture. - Je
hais cet art improvisé au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au galop,
cette peinture fabriquée à coups de pistolet, comme je hais l'armée, la force
armée et tout ce qui traîne des armes bruyantes dans un lieu pacifique. Cette
immense popularité, qui ne durera d'ailleurs pas plus longtemps que la guerre,
et qui diminuera à mesure que les peuples se feront d'autres joies, - cette
popularité, dis-je, cette vox populi,
vox Dei, est pour moi une oppression.
Je hais cet homme parce que ses
tableaux ne sont point de la peinture, mais une masturbation agile et
fréquente, une irritation de l'épiderme français ; - comme
je hais tel autre grand homme dont l'austère hypocrisie a rêvé le consulat et
qui n'a récompensé le peuple de son amour que par de mauvais vers, - des vers
qui ne sont pas de la poésie, des vers bistournés et mal construits, pleins de
barbarismes et de solécismes, mais aussi de civisme et de patriotisme.
Je le hais parce qu'il est né coiffé *, et que l'art est pour lui
chose claire et facile. - Mais il vous raconte votre gloire, et c'est la grande
affaire. - Eh ! qu'importe au voyageur enthousiaste, à l'esprit cosmopolite qui
préfère le beau à la gloire ?
Pour définir M. Horace Vernet d'une
manière claire, il est l'antithèse absolue de l'artiste ; il substitue le chic
au dessin, le charivari à la couleur et les épisodes à l'unité ; il fait des
Meissonier grands comme tout le monde.
Du reste, pour remplir sa mission
officielle, M. Horace Vernet est doué de deux qualités éminentes, l'une en
moins, l'autre en plus : nulle passion et une mémoire d'almanach ** ! Qui sait
mieux que lui combien il y a de boutons dans chaque uniforme, quelle tournure
prend une guêtre ou une chaussure avachie par des étapes nombreuses ; à quel
endroit des buffleteries le cuivre des armes dépose son ton vert de gris ?
Aussi quel immense public et quelle joie ! Autant de publics qu'il faut de
métiers différents pour fabriquer des habits, des shakos, des sabres, des
fusils et des canons ! Et toutes ces corporations réunies devant un
Horace Vernet par
l'amour commun de
la gloire !
Quel spectacle ! [...]
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* Expression de M. Marc Fournier, qui peut s'appliquer à
presque tous les romanciers et les historiens en vogue, qui ne sont guère que
des feuilletonistes, comme H. Horace Vernet.
** La véritable mémoire, considérée sous un point de vue
philosophique, ne consiste, je pense, que dans une imagination très vive,
facile à émouvoir, et par conséquent susceptible d'évoquer à l'appui de chaque
sensation les scènes du passé, en les douant, comme par enchantement, de la vie
et du caractère propres à chacune d'elles ; du moins j'ai entendu soutenir
cette thèse par l'un de mes anciens maîtres, qui avait une mémoire prodigieuse,
quoi qu'il ne pût retenir une date, ni un nom propre. - Le maître avait raison,
et il en est sans doute autrement des paroles et des discours qui ont pénétré
profondément dans l'âme et dont on a pu saisir le sens intime et mystérieux,
que de mots appris par cœur. - HOFFMANN.