DOC. n° 13 : Claude ESTEBAN, Soleil dans une
pièce vide, 1990.
TROIS FENÊTRES,
LA NUIT
On croit peut-être que, chaque soir,
les maisons se referment sur elles-mêmes comme des huîtres. Et que ceux qui les
habitent peuvent enfin oublier leurs soucis et se perdre dans une sorte de
douceur nacrée, dans une quiétude, somme toute assez délicieuse, loin des
regards. On a tort. Il suffit de se poster, quelques heures auparavant, à une
fenêtre de l'immeuble d'en face, et de rester dans l'ombre, derrière les
rideaux. C'est ce que font les policiers quand ils tentent de découvrir une
réunion secrète, ou les détectives privés lorsqu'on leur a donné une liasse de
dollars pour une filature et qu'ils sont là, dans leur gabardine blanche, à
fumer des cigarettes tout en surveillant. Mais ce sont des gens de métier, et
au fond ils ne s'intéressent qu'à des faits significatifs pour leur enquête, un
homme qui embrasse une femme sur la bouche, une valise d'où l'on sort une statuette
en forme de faucon. Le quotidien, banalité des gestes, ne les concerne pas. ont
tort, mais ils sont payés pour autre chose. On les relève toutes les quatre
heures, puis ils rédigent leur rapport. Ils n'ont rien vu de ce qui est la vie.
Et lorsqu'ils s'éloignent dans leurs voitures noires, ils regagnent très vite
des quartiers où les bars sont pleins de monde et où les attend, parfois, une
femme aux cheveux platinés qu'ils appellent poupée. Ce sont des gens frivoles.
Le vrai curieux ne les fréquente pas. C'est un passionné qui a ses habitudes et
qui sait attendre. C'est un professionnel du regard. Il habite l'immeuble d'en
face, peu importe l'étage, mais il préfère regarder d'un peu plus haut. Il n'a
pas besoin, comme le diable dans les contes d'autrefois, de soulever les
toitures. Il observe tout de sa fenêtre, il a le temps, il n'interprète pas. Il
voit, par exemple, le troisième étage d'une maison quelconque. Il ne l'a pas
choisie. Il réside juste en face, par hasard. Il n'a pas besoin de jumelles,
comme dans les films d'espionnage, il a de bons yeux, il sait voir. Il a
observé, tout le jour, cet appartement vide en forme de rotonde. Il y a trois
fenêtres, et personne ici ne tire les rideaux, si bien que la vue plonge sans
difficulté dans l'intérieur de l’appartement. La femme qui l'habite part très
tôt le matin. Elle doit travailler dans une administration ou peut-être dans un
petit commerce. Elle se lève, elle s'enferme dans la salle de bains qui se
situe derrière la cloison. Puis elle ressort, elle éteint la lampe de la
chambre. Peut-être prend-elle son petit déjeuner dehors. L’observateur n'en
sait rien. Il constate seulement que la grande pièce aux trois fenêtres demeure
vide pendant toute la journée et ne s'éclaire que très tard. La femme, semble-t-il,
vit seule. Elle ne pénètre dans la pièce en rotonde qu'après s'être restaurée
dans la cuisine que l'observateur ne peut apercevoir. Sans doute aussi après
avoir pris une douche, car lorsqu'elle apparaît, comme ce soir, comme tous les
soirs ou presque, elle est en combinaison. Une combinaison d'un rose assez
vulgaire qui moule ses formes déjà vieillies. Elle doit avoir quarante-cinq
ans. Il l'aperçoit de dos. Elle a des fesses proéminentes qui tendent le satin
rose. Ses cuisses sont à demi découvertes. Elle se penche vers quelque chose
qui échappe au regard de l'observateur à travers la fenêtre centrale. Le mur
lui cache son visage et sa main droite. Elle ne bouge presque pas, elle
ramasse, dirait-on, quelque objet, mais cette hypothèse n'est pas très
vraisemblable, car la scène se répète chaque soir, et la femme reste longtemps
penchée, avec sa croupe tendue, comme si elle s'occupait d'une chose qui
exigerait la plus vive attention. Peut-être nourrit-elle des poissons rouges
dans un aquarium, mais il serait étrange que l'aquarium ou le bocal soit posé
par terre. Ce qui intrigue davantage encore l'observateur, c'est la différence
de luminosité entre les trois fenêtres. Au centre, derrière la forme accroupie,
le mur est presque blanc, avec une bande jaune sur la droite. Au bas de la
cloison, on distingue un radiateur peint en orange et l'extrémité droite d'un
lit, recouvert d'un tissu grenat. La moquette est verte, d'un vert acide,
criard. On peut penser que la masse du lit se poursuit sur la gauche. A travers
la fenêtre de gauche, d'ailleurs, un peu de biais, on découvre le bout du
traversin, une forme vaguement verdâtre. La fenêtre est ouverte, et le rideau bleu pâle s'envole dans l'embrasure,
comme un signal. Mais ce n'est, bien
sûr, qu'un courant d'air que la femme a su ménager avec la fenêtre de la
cuisine. On la comprend. Par un jour d'été, la chaleur est devenue presque
intenable dans la pièce close. Il est tard, mais cette femme ne se soucie pas
de l'heure. Elle se sent bien dans sa lingerie rose. Elle laisse respirer son
corps, une chair de femme un peu lymphatique, un peu molle. Cette chambre doit
lui plaire, quoique l'ameublement soit très sobre, et qu'il n'y ait pas même un
tableau sur le mur. C'est, probablement, une femme qui vit peu chez elle, qui
ne reçoit pas, qui se repose le soir. Ce qui trouble surtout l'observateur,
c'est la fenêtre de droite. Par la position qu'il occupe, il n'est pas en
mesure de l'examiner autrement qu'à l'oblique, dans un angle de vision assez
peu favorable. Cette fenêtre, chaque soir, excite sa curiosité, car,
contrairement à l'éclairage brutal qui se projette à travers les deux autres
fenêtres, il règne dans cet espace une lueur feutrée, étrangement sensuelle,
qui évoque une ambiance de salon capitonné, presque de boudoir. Le rideau
jaune, toujours descendu jusqu'au tiers de la fenêtre, dissimule et révèle à la
fois quelque chose qui tranche avec l’aridité quasi monastique de la chambre.
Des teintes pourpres, veloutées, qui viennent peut-être de tentures et qui se reflètent
en orange sur le rebord de la fenêtre, et plus bas, sur l'entablement de
l'étage inférieur. Il y a là quelque chose que l'observateur cherche à
comprendre depuis longtemps, mais en vain. La femme ne se déplace jamais
jusque-là. Elle laisse flamber cette lumière pourpre, cette lumière qui
contredit l'existence qu'elle mène dans la pièce très éclairée. Que se
passe-t-il dans cette chambre, quelle sorte de rituel secret s'y ordonne-t-il
chaque soir. Pourtant la femme ne craint pas que le regard de quelqu'un d’autre
s'y insinue et découvre là les indices d'une existence voluptueuse. Elle reste
immobile, toujours penchée au fond de l'embrasure centrale. Le rideau bleu pâle
s'évade dans l'air de la nuit. Le mystère demeure entier.