A court terme, il conviendra, bien entendu, d’identifier le
tableau auquel le texte de Claude Esteban fait référence (Night Windows, 1928). Il paraît toutefois souhaitable, en un premier
temps - histoire de ne pas perdre de vue l’exercice demandé (commentaire
composé/lecture méthodique d’un texte) et de ne pas risquer de ne
faire que l’analyse d’un tableau -, d’interroger
le passage en dehors de tout référent.
A cet égard il est utile de prendre connaissance de la préface
que Claude Esteban nous donne à lire dans son livre : Soleil dans une pièce vide. Titre qui renvoie
aussi à un tableau : Sun in
an Empty room (1963) :
Je
ne connais pas les Etats-Unis d’Amérique. Comme tant d’autres Européens, je
n’ai fait que les traverser. J’ai vu des aéroports, des campus qui se
ressemblent, des avenues de marbre et de verre entre lesquelles je me perdais.
Je n’ai rien vu. J’ai essayé, un jour, d’en savoir davantage. J’ai regardé,
longuement, des peintures d’Edward Hopper. A New York, à Boston, et récemment à
Marseille. Paris, toujours timide, n’en a point voulu. Voici donc une suite de
scènes, disons de courts récits que ces toiles m’ont proposés, une par une.
Avec, peut-être, en dépit d’une approche que j’ai souhaitée fidèle, un peu
d’interprétation. J’aimerais (c’est moi qui souligne) qu’on lise ces
lignes sans chercher à reconnaître précisément telle ou telle image. Les
admirateurs de Hopper, qui sont nombreux, pourront toutefois, s’ils le
désirent, se référer aux œuvres dont je parle. On retrouvera les titres
originaux en annexe, ainsi que les indications muséographiques nécessaires.
1990
Il résulte de cette préface que nous disposons de deux modes
d’approche et d’appréhension du texte : l’une “naïve”, l’autre…
“instruite”. On pourra s’en souvenir pour concevoir son plan. C’est dire qu’une
approche qui se voudrait centrée sur le récit généré par le tableau est tout à
fait recevable, en un premier temps.
Il conviendra de lire en outre la note figurant en quatrième de couverture de l’édition Flammarion de 1991 :
Quelqu’un regarde un tableau. Il aime tellement ce tableau qu'il voudrait, Dieu sait pourquoi, ne plus
le contempler seulement, mais se trouver à l'intérieur de la scène, comme
un personnage, comme un livre posé sur une table. Il n'y parvient pas. Alors
il se met à regarder tous les autres tableaux de ce peintre, un par un, dans
les musées - et le même phénomène se produit. Le peintre s'appelle Edward
Hopper. Il a représenté des rues désertes, des femmes dans une chambre d'hôtel,
des bureaux, des gares où pas un train ne passe. L'homme qui regarde (c’est
encore moi qui souligne) comprend qu'il ne pourra jamais habiter chacune
de ces images, qu'elles sont là et qu'elles lui échappent. Il décide donc
de vivre à côté d'elles avec des mots, des mots qui, peu à peu, se transforment
en une histoire, celle du peintre peut-être, la sienne aussi, bien que
l'Amérique lui soit presque étrangère. A la fin, il lui semble avoir vécu
tout cela, et lorsque le soleil, un après-midi d'été, traverse une pièce vide,
il devine que le peintre va mourir et qu'il lui faut, tel Bartleby
le copiste, écrire, lui, la dernière phrase du livre, poser la
plume et s'effacer.
“La peinture au risque
de la parole”, en somme, pour reprendre la problématique des ces TD. Quant
à “se trouver à l’intérieur de la scène”, Philippe Delerm l’a tenté dans L’envol (à partir d’une œuvre de Folon),
dont je fournis, ci-après, un court extrait. Voir aussi le film de Kurosawa,
Rêves
, dont l’un des huit courts métrages ou “rêveries” propose une “promenade”
effective au cœur de l’œuvre de Van Gogh (on s’en souviendra pour le doc.
n° 59 du corpus).
et de Nights windows en particulier
L’œuvre d’Edward Hopper oscille entre l’extérieur et l’intérieur,
entre cet espace sans limites qui a toujours fasciné - et pour cause - les
artistes américains et son repli sur l’individu isolé dans un monde clos.
Si House by the Railroad proposait,
en quelque sorte, une version diurne de ce “dialogue”, Night
Windows (1928) en est comme une équivalence nocturne. Hopper
s’en est expliqué quelques années plus tard, à propos de Office
at Night (1940) :
Le tableau me fut probablement suggéré par de nombreux voyages sur la
ligne “L” à New York après la nuit tombée. Plus les aperçus sur l’intérieur des
bureaux étaient fugitifs, plus les impressions sur mon esprit étaient fraîches
et vives. Mon intention était d’essayer de suggérer l’isolement et la solitude
d’un intérieur de bureau assez haut en l’air avec ce mobilier de bureau qui
avait pour moi une signification assez précise.
Il suffit de transposer pour le tableau qui nous retient. Le
voyeur conserve de sa perception quasi subliminale une plus grande intensité
d’émotion, et Hopper transmet ce désir soudain au spectateur de son tableau.
Le coup d’œil sur une intimité qui se trouve suggérée par quelques éléments
signifiants (le lit, le radiateur, la moquette, par exemple) se concentre
sur la croupe féminine - d’ailleurs récurrente dans d’autres tableaux - et
le voilage qu’emporte un souffle de nuit d’été. “La force de notre convoitise
se trouve multipliée par le confinement et l’inaccessibilité de son objet”,
a pu écrire un critique. Edward Hopper
a souvent traité le thème d’une moderne Danaé (cf. Ovide, Métamorphoses, livre IV) atteinte ou
“visitée” par un vent lumineux et fécondant : dans les gravures, tout d’abord,
comme Evening
Wind (1921) ou Eastside
Interior (1922), puis dans les peintures comme Moonlight
Interior (1921-1923), Eleven A.M.
(1926), Morning
in the City (1944), Morning
Sun (1952), City
Sunlight (1954), A Woman
in the Sun (1961), où la lumière solaire - et lunaire - tend
à se substituer au vent. Contrairement au héros de Fenêtre sur cour (Rear Window) d’Alfred Hitchcock (1954), auquel on pourra légitimement
songer, notre attention est focalisée sur le bref instant d’une intrigue dont
les rares indices alimentent notre
imagination. La démarche de Claude Esteban ne nous surprendra donc pas.
Le thème de Danaé a inspiré, en effet, bien des peintres, et l’on peut vouloir partir
à la recherche de leurs œuvres afin d’effectuer des comparaisons et mieux
saisir l’originalité de Hopper, si l’on admet qu’il a illustré, lui aussi,
le mythe : voir par exemple la Danaé
du Corrège, celles de Titien (au moins trois), celles de Rembrandt, Natoire,
sans oublier Tiepolo, Girodet, Klimt… (cf.
http://www.chez.com/edufrac/autresDanae2bis.htm).
“Intertextualité” picturale.
En matière d’intertextualité… littéraire - si j’ose dire -
on pourra songer, pour commenter les premières phrases du texte de Claude
Esteban, au XXXVe poème en prose du Spleen de Paris : Les
Fenêtres (c’est moi qui souligne dans la citation qui suit).
Celui
qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de
choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus
profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu'une
fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours
moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir
ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par
delà des vagues de toits, j'aperçois une femme mûre, ridée déjà,
pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec
son visage, avec son vêtement, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de
cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même
en pleurant.
Si
c'eût été un pauvre vieux homme, j'aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et
je me couche, fier d'avoir vécu et souffert dans d'autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : ‘Es-tu sûr que
cette légende soit la vraie ?’ Qu'importe ce que peut être la réalité placée
hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?
On admettra que la mise en parallèle des deux textes (celui
d’Esteban et celui de Baudelaire) ouvre des perspectives intéressantes pour le
commentaire. A vous de creuser et de
voir les limites d’un tel rapprochement. Vous aurez tout le loisir, d’ailleurs,
de faire d’autres incursions dans le monde de la littérature, à l’occasion de
telle allusion. Cf. “… comme le diable dans les contes d’autrefois…”
susceptible de “soulever les toitures” et qui nous renvoie à la double culture
de Claude Esteban, plus précisément, ici, à Luis Vélez de Guevara, inspirateur
du Diable boîteux (1707) de Le Sage.
Je signalerai encore, pour une autre approche de l’œuvre
peint de Hopper, l’ouvrage de Pierre
Fresnault-Deruelle : Des images lentement
stabilisées. Quelques tableaux d’Edward Hopper, Paris, L’Harmattan, 1998.
*
Comme annoncé plus haut, voici, pour finir, un extrait d’un
beau texte à découvrir de Philippe Delerm, L’Envol ,
Librio, 1996 :
[…] Il n'y eut pas de choc, pas de surprise. Mais tout de suite, il
oublia la foule, et se sentit glisser dans un vertige plutôt agréable. Il lui
sembla qu'il ne s'arrêtait pas à quelques centimètres de la toile, mais
continuait à avancer malgré lui. Dans son dos, les bavardages s'estompaient peu
à peu, se diluaient en buée sonore, élargissaient l'espace. À droite du
tableau, une main amicale ouvrait pour lui un voile bleu d'opale. Derrière
commençaient des collines très douces : un monde l'attendait. Il marcha
longuement, de ce même pas long si incertain sur les trottoirs, mais qui
trouvait soudain sa raison d'être ; il marcha voluptueusement pour la première
fois, descendit, remonta des collines d'un sable étrange qui ne s'enfonçait pas
- ou bien c'était son corps qui ne pesait plus, désormais. Un sourire
involontaire lui venait ; il ne pensait plus à rien. Dans sa tête, un grand
vide l'attachait à l'espace ; il devenait sa marche, à chaque pas plus ample et
lente, plus accordée à ce décor cotonneux et solide. Combien de temps erra-t-il
ainsi avant de relever la tête ? Juste au-dessus de lui, dans un ciel rose et
sable, une bulle dansait. Une bulle, une terre... Légère comme une bulle de
savon, mais grave et chargée de souffrance, comme une planète habitée. À
l'intérieur, une silhouette appelait, les bras au ciel, tendait sa détresse
étouffée au silence d'un regard. Il écouta longtemps cet appel.
Plus tard, l'employé qui gardait la salle se souvint de son inquiétude
devant l'immobilité de M. Delmas. Il affirma l'avoir vu rester plus d'une heure
devant le même tableau, au point de s'approcher de lui et, devant son air
hébété, de lui demander s'il n'avait pas de malaise.
Il m'a regardé comme si je tombais du ciel, et au
bout d'un moment, il m'a demandé le nom du tableau. Moi, j'aime bien rendre
service, mais les cinglés, je les fréquente pas . Je lui ai dit qu'il était
écrit en dessous, le nom.
Le Cri. M. Delmas retomba un peu sur la Terre, en découvrant ce titre court, aigu, qui lui déplut ; il revenait d'un long voyage où les mots ne comptaient plus. Un rayon de soleil oblique traversait la salle, comme pour mieux le laisser avec son étrange révélation - comme si lui seul était fait pour habiter ce monde d'aquarelle. Dans une presque solitude bienheureuse, il longea toutes les toiles exposées ; il vit qu'il ne s'était pas trompé, se consola de la fermeture toute proche du musée en se disant qu'il reviendrait, et que dans un nouveau silence d'autres images l'attendraient. […]
© Pascal Bergerault. Sauf mention
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