"Le Tasse en
prison" est un exemple particulièrement intéressant qui nous montre
Baudelaire soucieux de corriger un poème pour rendre la transposition d'art plus
fidèle et la leçon plus claire. Delacroix avait peint en 1839 et exposé en 1844
au Bazar Bonne Nouvelle une toile intitulée Le
Tasse dans la prison des fous. Dès cette date, le tableau inspirait au
poète un sonnet,
dont un manuscrit nous a été conservé (cf. Œuvres
complètes, p. 1571-1572). En voici la transcription :
Sur Le Tasse à l’hôpital des fous, de M.
Delacroix,
exposé dans
les Galeries des Beaux-Arts.
Le poète au cachot, mal vêtu, mal
chaussé,
Déchirant sous ses pieds un manuscrit
usé,
L’escalier de vertige où s’abîme son
âme.
Les rires enivrants dont s’emplit la
prison
Vers l’étrange et l’absurde invitent
sa raison ;
Le Doute l’environne, et la Peur
ridicule,
Et la longue épouvante autour de lui
circule.
Ce triste prisonnier, bilieux et
malsain,
Qui se penche à la voix des songes,
dont l’essaim
Tourbillonne, ameuté derrière son
oreille,
Ce rude travailleur, qui toujours
lutte et veille,
Que le Possible enferme entre ses
quatre murs !
Une comparaison
avec le(s) tableau(x) [1] [cliquer
ici pour
accéder directement au tableau de Delacroix] révèle que, dans ce premier état,
la description est fort inexacte, voire négligente. Delacroix a représenté Le
Tasse assis sur son lit de captif dans une pose accablée et méditative.
Derrière une fenêtre grillagée, des figures plus ou moins grimaçantes le
regardent. Le personnage est débraillé, plutôt que mal vêtu : ses pieds sont
nus et fixent au sol, non pas un manuscrit, mais manifestement des parties de
vêtement. Non loin de là : des feuillets épars (l’éventuel manuscrit). Le
regard n’est pas vraiment celui d'un dément, mais plutôt d'un homme dévoré
d’angoisse. Ce n'est pas "la voix des songes", enfin, mais plutôt
celle des spectateurs "ameutés" (ses compagnons de misère ?),
présents au fond du tableau, qui doit retentir à son oreille. Quant à la leçon
des derniers vers, elle est un peu confuse ou vague : ce triste héros est
le symbole de l'effort héroïque et vain d’une âme pour franchir les limites du
possible. Baudelaire a revu ce tableau à l'Exposition Universelle en l855 comme
il le mentionne dans son compte rendu (cf. O.C.
p. 968 et suivantes). On peut gager qu’il conçut, à ce moment-là, l'opportunité
de reprendre certains détails du poème. Quoi qu’il en soit, lorsqu'il le publie
pour la première fois dans la Revue
nouvelle, vingt ans après avoir écrit l'ébauche, c’est sous une forme très
différente, comme on en peut juger ci-dessous :
Sur Le Tasse en Prison d’Eugène
Delacroix.
Le poète au cachot, débraillé,
maladif,
Roulant un manuscrit sous un pied
convulsif,
Mesure d’un regard que la terreur
enflamme
L’escalier de vertige où s’abîme son
âme.
Les rires enivrants dont s’emplit la
prison
Vers l’étrange et l’absurde invitent
sa raison ;
Le Doute l’environne, et la Peur
ridicule,
Hideuse et multiforme, autour de lui
circule.
Ce génie enfermé dans un taudis
malsain,
Ces grimaces, ces cris, ces spectres
dont l’essaim
Tourbillonne, ameuté derrière son
oreille,
Ce rêveur que l’horreur de son logis
réveille,
Voilà bien ton emblème, Ame aux songes
obscurs,
Que le réel étouffe entre ses quatre
murs !
[Cliquer
ici pour quelques repérages]
Sans qu’il
s’asserve à une fidélité descriptive absolue, on peut constater que Baudelaire
a corrigé divers détails qui trahissaient le tableau. Le pied n'est plus chaussé ;
le regard n'est plus démentiel, mais terrifié : le héros n'est plus en train de
rêver ; il reprend contact avec une réalité cruelle et les personnages
spectraux qui l'assaillent ne sont plus des formes vaines engendrées par le
cauchemar. L’influence de Goya est ici patente (cf. Caprice n°
43). En même temps, la leçon se modifie, devient à la fois plus nette et
plus profonde. Le Tasse est désormais le symbole du "rêveur" qui a pu
s'évader de sa prison terrestre pour quelques heures à la faveur du songe, et
qui retrouve, au réveil, toute la misère de sa condition. Or ce drame est celui
du poète lui-même tel que nous le trouvons décrit dans La Chambre double des Petits
Poèmes en prose ou dans le Rêve
parisien des Fleurs du Mal ou
bien encore dans L’Albatros ou Le Cygne (à relire !). Une dernière
fois, dans ce poème tardif, une œuvre d’art devient le prétexte d’une
confession personnelle et l’on conçoit que l’évocation du tableau de Delacroix
permet, finalement, l’expression d’un thème éminemment baudelairien.
[1] Delacroix aurait en effet peint
deux tableaux du Tasse en prison.
L’un se trouve à la Fondation Reinhard, à Winterthur, en Suisse (cf. http://www.kultur-schweiz.admin.ch/sor/e/e_werke.htm) ;
l’autre serait à la National Gallery de Londres (cf. édition des Fleurs du Mal dans la collection du
livre de poche classique n° 677, p. 340) bien qu’un site Internet spécialisé (www.artcyclopedia.com) le signale dans les
collections de la Carleton University (Art History Department).
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