Notes pour "Bohémiens en
voyage" de Baudelaire
Quelques notes au fil
d’une lecture :
La tribu prophétique [1] aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route,
emportant ses petits
Sur son dos [2], ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des
mamelles pendantes
Les hommes vont à pied sous
leurs armes luisantes
Le long des chariots où les
leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des
yeux appesantis
Par le morne regret des
chimères absentes [3].
Du fond de son réduit
sablonneux, le grillon,
Les regardant passer,
redouble sa chanson [4] ;
Cybèle [5], qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et
fleurir le désert [6]
Devant ces voyageurs, pour
lesquels est ouvert
L'empire familier des
ténèbres futures [7].
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Le tout – faut-il le rappeler ?
- devait être présenté dans les règles de l’art avec une introduction en trois
temps, une conclusion rassemblant en un seul paragraphe bilan et élargissement,
et un plan qui ne devait pas se réduire à quelques impressions juxtaposées et
notées à la hâte. Revoir les différents conseils donnés au fil des TD quant aux
exigences formelles de l’exercice.
Se rappeler donc que Callot a exécuté, sous le titre
générique de "Bohémiens", quatre eaux fortes qui se
raccordent pour former une frise d'un mètre sur douze centimètres et dont les
légendes réunies forment un poème que voici (pour le commentaire des gravures,
voir : Georges Sadoul, Jacques
Callot, miroir de son temps, Paris, Gallimard, 1969) :
Ces pauvres gueux pleins de
bonaventures
Ne portent
rien que des choses futures
Ne voilà pas de braves messagers
Qui vont
errant en pays étrangers
Vous qui prenez plaisir en leurs
paroles
Gardez vos
blancs, vos testons, vos pistoles
Au bout du compte ils trouvent
pour destin
Qu'ils sont
venus d'Egypte à ce festin.
On remarquera avec
Jean Prévost que, globalement, Baudelaire, dans ses poèmes, a subi l'influence
des gravures davantage que celle des tableaux. Cela n’a rien d’étonnant. Il
peut en effet avoir la gravure directement sous les yeux. Dans son observation
– voire sa contemplation - il trouve aisément de quoi exercer son imagination
et sa méditation. Les gravures sont plus proches - par leur dimension réduite,
par leur matière même et leur rendu en noir et blanc -, de la substance
poétique. Jean Prévost suggère de poser cette loi : "Plus la gravure dont
s'inspire le poète est ancienne, plus l'intention du poète s'éloigne de celle
du graveur, plus le poème se montre librement symbolique".
"Cette loi,
ajoute-t-il, est assez naturelle : l'œuvre d'un auteur ou d'un graveur ancien
nous est plus étrangère ; il est plus facile de lui poser des questions sans se
borner aux réponses, aux intentions de l'auteur". Ces gravures comportent
parfois une légende qui les éclaire. Le poète lui est, certes, attentif, mais
il peut l’interpréter librement, tout comme il peut le faire pour la gravure
elle-même.
Selon Prévost, il
faut chercher la source de "Bohémiens en voyage" dans une seule planche de Callot : "Ces
pauvres gueux…", soit la première de la série dont nous faisions état plus
haut. Comme devant la planche de Goya dont il a tiré "Duellum",
précise le commentateur, Baudelaire ne commence pas par la description de l’eau
forte en question : il la fait précéder, introduire, en quelque sorte, par un
quatrain qui donne un passé et un mouvement au tableau ; c'est, pourrait-on
dire avec Prévost, "la veille" de la gravure :
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs tiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Dans ce quatrain, Baudelaire désigne d’emblée les voyageurs au moyen d’une périphrase en mettant l’accent sur leur spécificité de diseurs de bonne aventure à l’œil scrutateur et en soulignant cette sorte d’instinct animal qui les soude ("ses petits sur son dos", "mamelles pendantes"). Mais on note que, dans la deuxième gravure de Callot, est également visible une femme allaitant son petit qui semble pendu à son sein. D’autres portent un enfant sur le dos. L’une marche, l’autre est à cheval. Il y aurait donc, n’en déplaise à Prévost, deux gravures - et non une seule - à la source du poème !
Le second quatrain suit d’encore d’assez près le modèle iconographique, avant que Baudelaire n’extrapole, et en dégage une mélancolie que le graveur n'y a pas mise, surtout si on adhère à la thèse de Sadoul qui voit, en ces "bohémiens", des mercenaires. On retrouve bien les hommes en marche et l’énigmatique présence des "armes luisantes" (fusils et lances), le chariot où femmes et enfants sont blottis... Mais cette mélancolie vient peut-être de la légende dont Baudelaire tire aussi quelques idées.
Ces pauvres gueux pleins de bonaventures
Ne portent rien que des choses futures.
C’est l’occasion pour Baudelaire d’une sorte de rêverie. Gageons qu'il a pu s’identifier un moment, quitte à faire un contresens, avec les "pauvres gueux pleins de choses futures", et qu'il a pris dans cet élan généreux le germe du sonnet.
Viennent les tercets. Comme pour compléter et achever cette œuvre en noir et blanc, Baudelaire fait appel aux synesthésies. Il donne une musique à ce paysage en introduisant le chant du grillon, symbole d'une insouciance qui vient contraster avec ce que donne à voir la gravure. Ce chant vient compléter la scène en remédiant à la sécheresse en blanc et noir de la gravure tandis que l’ensemble prend une vie nouvelle grâce à la fraîcheur de la verdure et à l'éclat des eaux, éléments suggérant des couleurs. Enfin ce beau mot de "futures" - peut-être ironique, dans la légende de la gravure où il ne sert qu'à indiquer le dénuement des gueux -, se trouve relevé par le poète pour devenir, en rappel du premier et du huitième vers, une conclusion symbolique, et qui "élargit cette scène familière en caravane du rêve et de l’avenir".
Il convenait de limiter, dans votre travail, l’influence de la gravure et de sa légende. Loin de la transposer, Baudelaire l’utilise comme prétexte ("pré-texte"). Elle est la source d’une rêverie toute personnelle, toute baudelairienne, tout comme le Tasse de Delacroix. Un rappel de ce que nous avions dit sur ce poème était judicieux. Il était utile d’interroger aussi d’autres poèmes de Baudelaire (prose ou vers). Voir les notes accompagnant le texte supra.
Ceci dit, il était difficile de passer
sous silence la citation mainte fois répétée à l’occasion de nos séances
consacrées à Baudelaire et que je rappelle. Dès
le Salon de 1846, dans la
section : "A quoi bon la critique ? ", Baudelaire déclare
en effet :
Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle
qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui,
sous prétexte de tout expliquer, n'a ni haine ni amour, et se dépouille
volontairement de toute espèce de tempérament ; mais, - un beau tableau étant
la nature réfléchie par un artiste -, celle qui sera ce tableau réfléchi par un
esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d'un tableau
pourra être un sonnet ou une élégie. (C’est moi qui souligne).
Une des tâches
auxquelles vous deviez vous atteler, à l’occasion de ce commentaire, était
justement de montrer les limites de cette assertion. Et votre plan devait en
tenir compte.
On pouvait, par
exemple, songer aux trois axes suivants :
§ Une évocation pittoresque (en ayant soin de bien peser ce que recouvre ce mot de "pittoresque" (italien : pittoresco) ; la transition entre les deux parties s’en trouvant d’autant plus facilitée)…
§ …qui s’inspire librement de l’iconographie de Callot (occasion de mesurer les écarts ; parler aussi de la légende accompagnant les gravures)…
§ …qui n’est qu’en fait que "pré-texte" à une méditation proprement baudelairienne sur la condition humaine ("récupération" de ce qui avait pu être dit au sujet des autres poèmes étudiés prenant appui sur l’iconographie ou en découlant ; faire jouer aussi l’intertextualité : autres poèmes de Baudelaire, poème de Gautier intitulé "La caravane", Bible, mythologie…). On notera qu’on tient là une sorte de plan standard qui conviendrait – à condition de l’adapter, bien sûr – à plusieurs poèmes de Baudelaire procédant de gravures ou de peintures (cf. le sonnet sur Le Tasse, par exemple).
Pour les sous-parties, voir les pistes ci-dessus et les notes accompagnant le poème.
[1] Plus qu’une référence biblique – on verra que le poème
n’en est pas exempt – qui renverrait au peuple hébreu et à son errance, cette
périphrase est – selon nous - à comprendre tout simplement en rapport avec la
traditionnelle faculté des bohémiens à prédire l’avenir, dans les lignes de la
main que leurs "prunelles ardentes" vont scruter.
[2] Notation suggestive de Baudelaire assimilant les
bohémiens à des animaux emportant leurs petits avec eux, pour, éventuellement,
les soustraire au danger (le danger menace peut-être : cf. les "armes
luisantes"). Songer aussi au mot "fiers" dans sa référence au
latin : ferus ("sauvage").
"Mamelles pendantes" vient encore renforcer l’image de l’animal plus
ou moins sauvage en même temps qu’il témoigne de l’abnégation des mères mettant
leurs seins à la disposition des enfants qui réclament leur dû.
[3] On n’oubliera pas que Baudelaire a écrit un poème en
prose intitulé : "Chacun sa chimère". Le poète y évoque
"plusieurs hommes qui marchent courbés" dans une "grande plaine
poudreuse" sans aucune végétation. Où vont ces hommes ? Ils n’en
savent rien. Ils sont "poussés par un invincible besoin de marcher",
résignés comme "ceux qui sont condamnés à espérer toujours". Cette
errance propre à l’humaine condition est assez proche de celle de nos bohémiens
sans qu’il faille pour autant donner au mot chimère le sens et la matérialité
qu’il a dans le poème en prose. [Cliquer
ici pour accéder à un commentaire composé du poème]
[4] Témoin pour le moins inattendu, le grillon, en lequel
certains commentateurs ont voulu voir le poète lui-même, la chanson devenant,
par le fait même, le poème...
[5] Le contexte nous invite à songer à Artémis polymastros. Cybèle est à
l'origine du culte de l'Artémis d'Ephèse qui symbolise, comme elle, la vie et
la fécondité de la terre. Rappelons que sa poitrine est recouverte d'objets
étranges. On les a souvent assimilés à de multiples seins (d'où
"polymastros"), à des œufs (déesse de la fécondité) puis a des corps
d'abeilles (symbole d'Ephèse). On pense aujourd'hui qu'il s'agirait plutôt de
testicules des taureaux immolés au nom de la déesse. Si l’on s’en tient à le
lecture traditionnelle, on peut aisément "récupérer" l’image des
mamelles pendantes. Par ailleurs Cybèle est mentionnée à plusieurs reprises par
Baudelaire dans son œuvre. Songer notamment au poème : "J’aime le
souvenir…" et, plus particulièrement, à ces vers : "Cybèle
alors, fertile en produits généreux, / Ne trouvait point ses fils un poids trop
onéreux, / Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes, / Abreuvait
l'univers à ses tétines brunes. / L'homme, élégant, robuste et fort, avait le
droit / D'être fier des beautés qui le nommaient leur roi ; / Fruits purs de
tout outrage et vierges de gerçures, / Dont la chair lisse et ferme appelait
les morsures ! "
[6]
On pourra voir là, après la mention de Cybèle, une discrète référence biblique.
Outre l’évocation fréquente de déserts qui fleurissent ou fleuriront, on
mentionnera le chapitre 20 des Nombres :
"Yahvé parla à Moïse et dit : ‘Prends le rameau et rassemble la
communauté, toi et ton frère Aaron. Puis, sous leurs yeux, dites à ce rocher
qu'il donne ses eaux. Tu feras jaillir pour eux de l'eau de ce rocher et tu
feras boire la communauté et son bétail.’ / Moïse prit le rameau de devant
Yahvé, comme il le lui avait commandé. / Moïse et Aaron convoquèrent
l'assemblée devant le rocher, puis il leur dit : ‘Écoutez donc, rebelles.
Ferons-nous jaillir pour vous de l'eau de ce rocher ?’ / Moïse leva la main et,
avec le rameau, frappa le rocher par deux fois : l'eau jaillit en abondance, la
communauté et son bétail purent boire." Se souvenir que Callot, qui a
gravé les planches qui sont à l’origine du poème à commenter, est également
l’auteur du Passage de la mer rouge
où l’on peut voir une famille de bohémiens. A cet égard, la "tribu
prophétique" peut être réinterprétée.
[7] Plutôt que de se lancer dans des interprétations
hasardeuses, on peut comprendre, tout simplement, que le futur, assimilable à
des ténèbres pour le commun des mortels, n’a pas de secret – est familier -
pour ces diseurs de bonne aventure (cf. sens que nous avons donné à la
"tribu prophétique" du premier vers).
© Pascal Bergerault. Sauf mention
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