DU "BAISÉ RENDU" DE WATTEAU / MARKS

À "CORTÈGE" DE VERLAINE :

RECHERCHE D’UN ITINÉRAIRE.

 

 

II. LA FILIATION WATTEAU / VERLAINE : UNE MISE AU POINT

 

Le 19 avril 1869, le fidèle, le fervent Théodore de Banville, est le premier à parler d'un petit recueil de Verlaine, qui vient de paraître, tiré à 350 exemplaires, intitulé : Fêtes galantes. Dans son article, qui paraît dans Le National, il rapproche la poésie de l'ami, pour l'atmosphère qui s'en dégage, de la peinture de Watteau que le XIXe siècle vient de redécouvrir :

 

[...] emportez avec vous les Fêtes galantes de Paul Verlaine, et ce petit livre de magicien vous rendra suave, harmonieux et délicieusement triste, tout le monde idéal et enchanté du divin maître des comédies amoureuses, du grand et sublime Watteau.

 

Avant l'ami de toute une vie, Edmond Lepelletier, dont je reparlerai, Philippe Dauriac, dont Verlaine a aimé le compte rendu au point de le recopier comme une sorte de "prière d'insérer", renchérit, le 26 juin de la même année, dans Le Monde Illustré :

 

Vous trouverez dans ces petits morceaux, parfaits de ton et de forme, la sensation juste que donnent les tableaux de Lancret et de Watteau.

 

Il paraît impossible, en effet, d'aborder Fêtes galantes de Verlaine sans évoquer ceux qu'on a appelés, à l'époque, à la suite du critique Charles Blanc : "les peintres des fêtes galantes", et en particulier le plus grand d'entre eux, Watteau, "peintre plus sourcier d'un rêve que peintre en tant qu'artiste", selon la formule de Jacques-Henry Bornecque [5], car il semble bien que, alors, plus qu'à l'univers peint de l'auteur des Embarquements pour Cythère, poètes et critiques soient sensibles à l'univers symbolique qu'ils en peuvent déduire.

 

Sans vouloir réduire le recueil à une simple transposition d'art, rappelons qu'il est acquis que Verlaine a subi l'influence du peintre. Certains détails de Fêtes galantes ne trompent pas. Titres, décors, atmosphère, palette, références à la période rococo et à ses emblèmes, et jusqu'à ces nuques de femmes, obsédantes.

 

Lire des extraits de "Sur l'herbe", "Les Ingénus", "Les Coquillages"... [accès à l’œuvre intégrale]. On sera attentif à quelques détails de tableaux de Watteau laissant voir des nuques féminines. Parmi d’autres : L’Enseigne de Gersaint (ex. 1), Les Deux cousines (ex. 2) et Rendez-vous de chasse (ex. 3). [Cliquer sur les images pour accéder aux tableaux] :

 

Ex.1

Ex. 2

Ex. 3

 

 

On connaît aussi la première mouture du vers 9 de "Clair de lune" (cf. La Gazette rimée du 20 février 1867) : "Au calme clair de lune de Watteau…" qui deviendra, en 1869, dans l’édition définitive : "Au calme clair de lune triste et beau" ! Le problème, c'est qu'il n'y a guère de clairs de lune chez Watteau ! Tout au plus UN clair de lune, dans L’amour au théâtre italien

[Cliquer sur l’image ci-dessous pour l’agrandir].

 

Ex. 4 L'Amour au théâtre italien, Berlin, © Staatliche Museen.

 

 

Watteau hantera, du reste, toujours Verlaine. Tout le monde cite, à cet égard, la conférence que Verlaine prononça à la fin de sa vie, à Anvers, en 1893, conférence dans laquelle le poète disait sans équivoque sa dette envers le peintre. On se reporte moins fréquemment à la comédie en un acte intitulée Les uns et les autres et publiée dans Jadis et Naguère, mais datée du 7 septembre 1871 (soit un peu plus de deux ans après la publication de Fêtes Galantes). L'indication scénique du début semble pourtant tout droit sortie d'un tableau de Watteau. Voici ce qu'on peut lire :

 

La scène se passe dans un parc de Watteau, vers une fin d'après-midi d'été.

 

Une nombreuse compagnie d'hommes et de femmes est groupée, en de nonchalantes attitudes, autour d'un chanteur costumé en Mezzetin qui s'accompagne doucement sur une mandoline.

 

Comment ne pas songer, entre autres toiles, à Sous un habit de Mezzetin (Londres, Wallace Collection) ou à L'Amour au théâtre italien (Berlin, Staatliche Museen Gemäldegalerie-Dahlem), même s'il n'y est point question de mandoline [6]... On aimerait savoir, bien sûr, si Verlaine a pu les voir et comment il les a pu voir... [7].Nous y reviendrons. Nous posons, pour l’heure, quelques jalons.

 

Ex. 5 Sous un habit de Mezzetin, Londres, © Wallace collection.

 

Par ailleurs, l'édition des Œuvres complètes dans la collection de "La Pléiade" nous fournit pour la genèse de Fêtes galantes certaines indications utiles (mais qu'il faut recueillir avec précaution). A la page XIX, dans la section consacrée à la chronologie, et pour l'année 1867 - soit l'année de publication en revue des premiers poèmes qui feront partie du recueil [8] -, on peut lire :

 

1867. - Ouverture, au Louvre, de la salle Lacaze [sic], où Verlaine et Lepelletier vont voir à plusieurs reprises les tableaux du XVIIIe siècle qui y sont exposés (Watteau, Fragonard, Lancret, Chardin, Boucher...).

 

Ce renseignement s'appuie en fait sur ce que Lepelletier lui-même a pu écrire dans ses souvenirs :

 

Nous ne nous lassions pas d'aller admirer le Gilles, les embarquements pour Cythère, les escarpolettes de Fragonard, les intérieurs de Nattier, les Lancret, les Chardin, tout cet art à la fois intime et féerique, réaliste et poétique, dont Greuze, Watteau et Boucher sont les maîtres. Il est fort présumable que de ces visites fréquentes à la collection d'œuvres du XVIIIe siècle soit venue au poète l'idée de peindre à son tour, avec des verbes et des rimes, en des tableautins agréables, les personnages de Boucher dans les décors de Watteau [9].

 

Il serait de fait intéressant que Verlaine ait pu voir tous ces tableaux au Louvre avant la publication de ses Fêtes galantes. Mais le témoignage de Lepelletier se heurte au fait incontournable que le Docteur La Caze, qui a donné son nom, effectivement, à l'une des salles du Louvre, meurt le 26 septembre 1869, donc après l'édition du recueil, et que la salle en question ne sera ouverte au public qu'en 1870, après que le legs aura eu lieu.

 

Le préfacier de l'édition "Garnier-Flammarion" du recueil, Jean Gaudon, ne s'y est d'ailleurs pas trompé :

 

... les légendes ont la vie dure, écrit-il, la donation La Caze qui comprenait des quantités de tableaux du XVIIIe siècle français, ne fut exposée au musée du Louvre que le 15 mars 1870. Restaient, ajoute-t-il, les collections permanentes : le seul "Embarquement pour Cythère", sept Boucher, trois Fragonard, quelques Lancret, un Pater...

 

Antoine Adam a pu écrire de son côté [10] que "Watteau était [...] à cette date [entendre la date à laquelle Verlaine travaille à son recueil], difficile à bien connaître. Le Louvre ne possédait que L'Embarquement pour Cythère. Les autres tableaux appartenaient à des collections privées et demeuraient inaccessibles".

 

Et M. Adam de signaler les ouvrages contemporains de Verlaine où l'amateur d'art pouvait étudier l'œuvre de Watteau. Ce sont essentiellement un petit livre de Charles Blanc, Les Peintres des fêtes galantes (1854) ; un recueil de quelque 43 planches publié sous le titre suivant : Pièces choisies composées par Ant. Watteau et gravées par W. Marks. Tirées de la collection de M. A. Dinaux (1850). C'est encore, et peut-être surtout, l'étude des frères Goncourt : L'art au XVIIIe siècle (1860), source généralement attestée du recueil de Verlaine, tout comme les gravures de Marks sur lesquelles nous reviendrons [11], et le livre de Blanc, duquel Verlaine détache manifestement son titre, entre autres choses.

 

On pourrait donc, à la suite d'Antoine Adam (mais aussi de Jacques-Henry Bornecque à qui l'on doit la découverte des planches de Marks), penser que Verlaine n'a pu réellement voir avant 1869 (outre d'éventuelles reproductions dans des ouvrages spécialisés [12] ou des recueils de gravures en noir), que la toile permanente du Louvre, le communément appelé Embarquement pour Cythère, la plus célèbre d'entre toutes, qui a d'ailleurs laissé, on l'aura noté, des "traces" dans son recueil, notamment dans un  titre ("Cythère") ; sans doute aussi au niveau de ces "mélancoliques pèlerins" du "Faune" [accès à une arabesque de Watteau portant ce titre]. Le véritable titre de L'Embarquement pour Cythère n'est-il pas Pèlerinage à l'Isle de Cithère ? Mais pourquoi "mélancoliques pèlerins", me direz-vous, si ce n'est précisément par référence à ce que tel ou tel a pu écrire sur ce tableau, qui, objectivement, n'a rien de mélancolique ?

 

Ex. 6 Pèlerinage à l'Isle de Cithère, Paris, © Musée du Louvre.

 

 

Pour comprendre l'épithète, on doit se reporter notamment aux Goncourt qui, à propos du célèbre tableau, parlent de "tristesse musicale". Ou bien au peintre Deroy qui, si l'on en croit Banville (Souvenirs, 1848), était frappé de "l'infinie tristesse" de la toile. Ou bien encore au poète Albert Glatigny, dont nous pourrons reparler en tant qu'inspirateur de certains poèmes de Verlaine, et qui évoque, dans un de ses textes, une "Cythère mélancolique" ("L'Attente", Les vignes folles, 1860).

 

Cette tristesse ne saurait d'ailleurs se concevoir que si, comme Michael Levey l'a magistralement montré depuis, il s'agit, plutôt que d'une arrivée à Cythère, d'un départ de Cythère. Le bateau attend les derniers couples dont certains se retournent avec nostalgie vers ceux qui sont encore enlacés sous la statue de Vénus. Mais jamais, que nous sachions, les contemporains de Verlaine n'ont donné cette interprétation du tableau.

 

Tout laisserait donc penser que Verlaine n'aurait surtout eu, avant la publication de Fêtes galantes, qu'une connaissance de Watteau par critiques et écrivains interposés. Il est à ce titre intéressant de comparer des passages des ouvrages critiques aux divers poèmes de Fêtes galantes. On peut faire, au fil de la lecture, d'intéressantes découvertes. Je me limiterai, pour le livre de Charles Blanc, à quelques exemples :

 

Voyez, en effet : ne voilà-t-il pas bien, sous ces grands arbres, derrière ces éventails mobiles, et dans leurs longues robes de soie, toutes ces adorables femmes qui perdaient si gaiement la royauté du roi, sûres de conserver toujours la leur ? Et ces élégants gentilshommes qui s'inclinent et offrent le bras avec tant de grâce, en cherchant de l'œil  les allées tournantes et mystérieuses, n'étaient-ils pas à Versailles tout à l'heure ? Et le paysage lui-même, plein de cascades et de blanches statues à demi perdues dans le feuillage, n'est-il pas bien le paysage de ce siècle qui aima tant à faire monter les jets d'eau dans les arbres, à endormir les naïades au bord des fontaines ? (p. 18)

 

[...] au loin l'écume aérienne des jets d'eau cherche la cime du bois. [...] Eternelle variante du verbe aimer, l'œuvre de Watteau n'ouvre jamais que des perspectives heureuses. Elle éveille le désir, promet la volupté et fait penser à l'amour. La vie humaine apparaît comme le prolongement sans fin d'un bal masqué en plein air, sous les cieux et sous les berceaux de verdure." (p. 20)

 

Ex. 7 Les plaisirs du bal, Londres, © Dulwich College.

 

"... le paysage de ce siècle qui aima tant à faire monter les jets d'eaux dans les arbres... "


Arrêtons-nous un instant sur cette phrase. On pourra penser, bien sûr, à un détail d'une toile de Watteau intitulée Les Plaisirs du Bal, dans laquelle un jet d’eau semble vouloir rivaliser de hauteur avec la cime des arbres [cf. ci-dessus], mais l'examen du manuscrit de "Clair de lune" laisse voir un lapsus calami (lapsus de plume) qui attesterait plutôt une source livresque : Verlaine avait en effet d'abord écrit "arbres" pour "marbres" au vers 12 !

 

Retenons encore, du chapitre consacré à Lancret, cette fois :

 

Quant au petit marquis, il se donne des grâces ; il sourit d'un air avantageux et fait une pirouette de triomphe. En vérité, les porcelainiers de Saxe qui fabriquaient pour le mobilier des grands ces gentilshommes émaillés, si impoliment appelés magots, n'ont rien inventé d'aussi drôlement joli, d'aussi délicieusement maniéré. (p. 34)

 

Elevé [Lancret] dans les parcs imaginaires de Watteau, au milieu des nymphes embaumées et de ses bergers vêtus de satin... (p. 40)

 

Faut-il chercher maintenant chez les Goncourt ? "Sur l'herbe" pourrait aisément passer pour un souvenir de L'Ile enchantée de Watteau dans l'évocation qu'ils en font dans L'Art du XVIIIe siècle :

 

Au bord d'une eau morte et rayonnante et se perdant sous les arbres transpercés d'un soleil couchant, des hommes et des femmes sont assis sur l'herbe...

 

Il est certain que Verlaine n'a pu voir de Watteau, au Louvre, avant 1869, autre chose que Le Pèlerinage à l’Isle de Cithère. Il est indéniable, par ailleurs, qu'il fréquentera la salle La Caze dès son ouverture et qu'il aura tout le loisir de prendre connaissance de tous les tableaux du legs.

 

Mais il est une exposition importante à l'époque et qui eut lieu en 1860 à la galerie Martinet, à Paris, et dont Théophile Gautier se fit notamment l'écho. On peut légitimement conjecturer que Verlaine fut des nombreux visiteurs. Il se trouve que la plupart des nombreux tableaux de Watteau appartenant à la collection La Caze, et qui furent donnés au Louvre par la suite, étaient de l'exposition, à savoir le "Gilles", "L'Indifférent", "Le Faux pas", "La Finette"..., plus des Lancret, des Pater. Si Verlaine a vu cette exposition, la confidence de Lepelletier, dont j'ai dégagé les limites, retrouve toute sa valeur... dès lors qu'on change les dates... et les lieux ! Ou bien Lepelletier fait référence à une date postérieure à 1870, année de l'ouverture au public de la salle La Caze au Louvre, ou bien lui et son ami Verlaine furent tous deux de l'exposition de la galerie Martinet, et Lepelletier fait une confusion de date, ce qui est envisageable, compte tenu d'une lacune de 1865 à 1868-1869 dans la correspondance des amis.

 

Cette exposition temporaire eut d'ailleurs, semble-t-il, un certain succès si l'on en juge par les comptes rendus enthousiastes publiés dans la Gazette des Beaux-Arts des mois de septembre et novembre de l'année 1860. Les deux amis seraient-ils passés à côté d'un tel événement ? Surtout si on se rappelle que l'ouvrage des Goncourt sur Watteau date précisément de 1860 et que celui de Charles Blanc est de six ans antérieur.

 

Si Verlaine et Lepelletier n'ont pas vu l'exposition (ce qu'il faut bien envisager aussi), on peut gager qu'ils auront lu les comptes rendus de La Gazette. Pourtant ni Bornecque, ni Adam, ni personne, à ma connaissance, n'a évoqué jusqu'ici cette possibilité.

 

Récapitulons avant de nous livrer à une analyse linéaire de "Cortège" :

 

§         Verlaine n'a pu voir au Louvre avant 1869 que Le Pèlerinage à l'Isle de Cithère (confusion de dates de Lepelletier ou "roman" de l'ami, a posteriori) ;

§         Il a toutefois pu voir l'exposition de la galerie Martinet en 1860 ;

§         Il a plus sûrement eu une approche livresque de Watteau (ouvrages critiques des Goncourt et de Charles Blanc) et une approche graphique par l'intermédiaire de gravures contemporaines de Watteau (de Jullienne) ou réalisées au XIXe siècle (Marks)

 

 

[suite du cours]

 

 

-------------

[5] Lumières sur les Fêtes galantes de Verlaine, Nizet, 1969, p. 20.

[6] L’instrument omniprésent dans les toiles de Watteau étant, sans conteste, la guitare.

[7] Verlaine aura sans doute pu voir les œuvres au moins à l'état de gravure dans le recueil de de Jullienne.

[8] "Clair de lune" et "Mandoline" paraissent dès le 20 février 1867 dans La Gazette rimée.

[9] Paul Verlaine, sa vie, son oeuvre, 1907, p. 160-162.

[10] Verlaine, "Connaissance des Lettres", Hatier, p. 97.

[11] Sans doute aussi celles gravées peu de temps après la mort de Watteau par son ami de Jullienne et qu'on pouvait trouver au XIXe siècle. Les Goncourt en possédaient au moins un exemplaire, comme d'autres amateurs éclairés, sans doute. La Bibliothèque Municipale de Tours dispose, dans sa réserve, d’un des deux volumes.

[12] Vérification faite, les ouvrages des Goncourt et de Charles Blanc, où l'on pouvait s'attendre à trouver quelques reproductions utiles pour notre sujet, sont d'un maigre intérêt en matière d'iconographie. Le fascicule de L'Art du XVIIIe siècle consacré à Watteau (1860) n'offre que quatre gravures : "Profil de femme", "Trois têtes de femmes", "Académie de Printemps", "Assemblée de musiciens chez Crozat". Les autres peintres retenus pour l'ensemble de l'ouvrage sont Chardin (quatre gravures) , Boucher (quatre gravures, dont une femme à l'éventail, au vêtement empesé), Latour (quatre gravures), Greuze (quatre gravures) Saint Aubin (quatre gravures), Gravelot Cochin (deux gravures), Eisin-Moreau (deux gravures), Debucourt (deux gravures), Fragonard (quatre gravures) et Prudhon (quatre gravures). Soit trente huit gravures en tout, qui ne constituent en aucun cas une source iconographique de Fêtes galantes. L'influence des Goncourt se situe exclusivement au niveau du texte.  On en dira de même de l'influence du livre de Charles Blanc qui, lui, se limite à Watteau, Lancret, Pater et Boucher, et est encore plus pauvre en illustrations. Il s’agit, du reste, d’un ouvrage d'un très petit format qui excluait une trop abondante iconographie (une petite gravure seulement au début de chacun des quatre chapitres !).