DU "BAISÉ RENDU" DE WATTEAU / MARKS

À "CORTÈGE" DE VERLAINE :

RECHERCHE D’UN ITINÉRAIRE.

 

 

I. PRÉSENTATION DU PARCOURS PLURIDISCIPLINAIRE

 

Le propos : se poser le problème de la filiation Watteau/Verlaine, en particulier à partir d’un des poèmes les moins commentés de Fêtes galantes de Verlaine : "Cortège".

 

C'est Verlaine qui, par son fameux recueil poétique de 1869, ressuscite véritablement les fêtes galantes de l'Ancien Régime. Le terme apparaît avec Watteau quand il propose son morceau de réception à l'Académie Royale en 1717 : Le Pèlerinage à l'Isle de Cithère (visible au Louvre). Dans le registre de l'époque, une biffure le sacre à tout jamais "peintre des fêtes galantes" dans la mesure où le titre de sa toile se voit changé, par une main anonyme, en : Une fête galante. Le genre est né et aura ses représentants en la personne de Watteau, qui ne cessera de faire des variations sur le thème toute sa courte vie durant (né en 1684, il meurt en 1721), mais aussi avec les Lancret, Pater... On peut retenir du genre la définition suivante :

 

Ce sont des réunions aimables - tenues habituellement dans un jardin ou dans un parc - de jeunes gens et de jeunes femmes, le plus souvent travestis - costumes de bergers, costumes de comédiens italiens... Ces jeunes gens s'occupent à causer, à jouer, à fleureter, à faire de la musique ou à danser [1]

 

On pourra consulter et lire avec profit, outre le volume de Tout l’œuvre peint consacré à Watteau (cf. Bibliographie) :

 

-         de René Huyghe : l'Univers de Watteau ; Paris, éd. Henri Scépel, s.d.

-         de Robert Tomlinson : La fête galante : Watteau et Marivaux, Paris & Genève, Droz, 1981.

 

  L'Histoire atteste la réalité de ces réunions galantes au début du XVIIIe siècle. En amont, nous avons des "pratiques" aristocratiques relatées par des textes, dont on trouve trace dès le XVIIe siècle. On songe notamment à un texte du poète Voiture narrant une "collation" des habitués de l'Hôtel de Rambouillet à la campagne en 1630 (texte édité en 1653). Voir aussi les Mémoires de Pierre Lenet, procureur-général au Parlement de Dijon. [cf. extraits lus en cours].

 

Pour ce qui est du XIXe siècle et de Verlaine on ne pourra parler, bien entendu, que d’une résurgence de la fête galante. Je vous renvoie à l'essai de Michel Faure : Musique et société du Second Empire aux années vingt (p. 158-196 notamment), et à son article paru aux éditions ouvrières : Le mouvement social, octobre - décembre 1979, n° 109.

 

[Accès à un tableau témoignant de la résurgence de la "fête galante" et du mythe de Cythère en musique autour de 1900]

 

Je me contenterai ici de préciser les grandes lignes de la thèse de Faure. La résurgence de la fête galante serait une sorte de "réponse" angoissée à l'évolution économico-sociale de certains groupes sociaux que condamne finalement l'histoire et qui vont se bercer de l'illusion d'arrêter le temps, voire de le remonter. La République bourgeoise va pouvoir s'imaginer qu'elle rivalise en art avec l'Ancien Régime aristocratique. Protestation donc, refus de l'industrialisation conquérante qui caractérise le XIXe siècle dans la mesure où aristocrates et grands bourgeois se sentent menacés par ces progrès. De fait, les fêtes galantes nouveau style sont exactement contemporaines de cette industrialisation et de l'urbanisation dévoreuse d'espaces verts qui la suit. "Tout se passe comme si le nombre des fêtes galantes progressait au rythme même des usines" (Michel Faure).

 

Comme exemple de cette résurgence, on lira le compte rendu que fit Reynaldo Hahn d’une soirée organisée à Versailles par Robert d’Humières, en l’honneur du compositeur Gabriel Fauré, en 1910 :

 

Il faisait noir, une foule immense se pressait sur les rives du Canal. Nous étions dans un large bateau ; on y avait installé un piano devant lequel Fauré était assis, entouré d'admirateurs et d’amis fidèles, la comtesse de Noailles, Lady de Grey, Mme de Saint-Marceaux, la princesse Edmond de Polignac, Mme Lemaire, Messager, d'Humières. Du fond des bosquets et sans qu'on aperçût le moindre éclairage, sortait par moments une musique délicieuse. [...] Un orchestre invisible que dirigeait lngelbrecht fit entendre la Sicilienne [2], [...] puis l'admirable Epithalame [3]. [...] Quand l'orchestre se tut, ce fut de notre bateau que s'éleva la musique. Au bord de l'eau, Lydia, Nell, Les Roses d'lspahan, Soir, Le Secret, Le Parfum Impérissable [...] se succédèrent. Dans l'obscurité, dans le silence total, [...] ces choses si belles [...], accompagnées par le grand poète qui les avait imprégnées de son âme, paraissaient comme renouvelées... Enfin, comme je prononçais ces mots : "Au calme clair de lune, triste et beau... ", la lune parut soudain au-dessus des arbres et son reflet sur l'eau sembla prolonger comme un écho lumineux les dernières notes de l’exquise ritournelle. Alors Fauré ferma doucement le piano et nous restâmes quelques instants sans parler. [4]

 

[Illustration musicale produite en cours : "Clair de lune" pour voix et piano. Mais on peut vouloir illustrer chaque pièce citée par Hahn]

 

Je m'emploierai, dans le présent cours, à faire une mise au point sur la façon (les façons) dont Verlaine, dans un climat manifestement favorable à la résurrection de Watteau et de ses imitateurs, a pu prendre contact avec l'œuvre de l'auteur du Pèlerinage à l'Isle de Cithère et s'en inspirer.

 

 

[suite du cours]

 

 

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[1] Georges Wildenstein, Lancret, 1924, p. 24.

[2] Extrait de la musique de scène pour Pelléas et Mélisande.

[3] Extrait de Shylock, comédie d’Edmond Haraucourt d’après Shakespeare.

[4] R. Hahn, Thèmes variés, Paris, Janin, 1946, p. 137-138.