DOC. n° 69 : Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Chapitre 1, Les suivantes, I, 1966.

 

 

            [...] Le peintre regarde, le visage légèrement tourné et la tête penchée vers l'épaule. Il fixe un point invisible, mais que nous, les spectateurs, nous pouvons aisément assigner puisque ce point, c'est nous-mêmes : notre corps, notre visage, nos yeux. Le spectacle qu'il observe est donc deux fois invisible : puisqu'il n'est pas représenté dans l'espace du tableau, et puisqu'il se situe précisément en ce point aveugle, en cette cache essentielle où se dérobe pour nous-mêmes notre regard au moment où nous regardons. Et pourtant, cette invisibilité, comment pourrions-nous éviter de la voir, là sous nos yeux, puisqu'elle a dans le tableau lui-même son sensible équivalent, sa figure scellée ? On pourrait en effet deviner ce que le peintre regarde, s'il était possible de jeter les yeux sur la toile à laquelle il s'applique ; mais de celle-ci on n'aperçoit que la trame, les montants à l'horizontale, et, à la verticale, l'oblique du chevalet. Le haut rectangle monotone qui occupe toute la partie gauche du tableau réel, et qui figure l'envers de la toile représentée, restitue sous les espèces d'une surface l'invisibilité en profondeur de ce que l'artiste contemple : cet espace où nous sommes, que nous sommes. Des yeux du peintre à ce qu'il regarde, une ligne impérieuse est tracée que nous ne saurions éviter, nous qui regardons : elle traverse le tableau réel et rejoint en avant de sa surface ce lieu d'où nous voyons le peintre qui nous observe ; ce pointillé nous atteint immanquablement et nous lie à la représentation du tableau.

 

            En  apparence, ce lieu est simple ; il est de pure réciprocité : nous regardons un tableau d'où un peintre à son tour nous contemple. Rien de plus qu'un face à face, que des yeux qui se surprennent, que des regards droits qui en se croisant se superposent. Et pourtant cette mince ligne de visibilité en retour enveloppe tout un réseau complexe d'incertitudes, d'échanges et d'esquives. Le peintre ne dirige les yeux vers nous que dans la mesure où nous nous trouvons à la place de son motif. Nous autres, spectateurs, nous sommes en sus. Accueillis sous ce regard, nous sommes chassés par lui, remplacés par ce qui de tout temps s'est trouvé là avant nous : par le modèle lui-même. Mais inversement, le regard du peintre adressé hors du tableau au vide qui lui fait face accepte autant de modèles qu'il lui vient de spectateurs ; en ce lieu précis, mais indifférent, le regardant et le regardé s'échangent sans cesse. Nul regard n'est stable, ou plutôt, dans le sillon neutre du regard qui transperce la toile à la perpendiculaire, le sujet et l'objet, le spectateur et le modèle inversent leur rôle à l'infini. Et la grande toile retournée à l'extrême gauche du tableau exerce là sa seconde fonction : obstinément invisible, elle empêche que soit jamais repérable ni définitivement établi le rapport des regards. La fixité opaque qu'elle fait régner d'un côté rend pour toujours instable le jeu des métamorphoses qui au centre s'établit entre le spectateur et le modèle. Parce que nous ne voyons que cet envers, nous ne savons qui nous sommes, ni ce que nous faisons. Vus ou voyant ? Le peintre fixe actuellement un lieu qui d'instant en instant ne cesse de changer de contenu, de forme, de visage, d'identité. Mais l'immobilité attentive de ses yeux renvoie à une autre direction qu'ils ont suivie souvent déjà,  et que bientôt, à n'en pas douter,  ils vont reprendre : celle de la toile immobile sur laquelle se trace, est tracé peut-être depuis longtemps et pour toujours, un portrait qui ne s'effacera jamais plus. Si bien que le regard souverain du peintre commande un triangle virtuel, qui définit en son parcours ce tableau d'un tableau : au sommet - seul point visible - les yeux de l'artiste ; à la base, d'un côté, l'emplacement invisible du modèle, de l'autre la figure probablement esquissée sur la toile retournée. [...]