DOC. n° 64 : Paul VALÉRY, Pièces sur l'art. Autour de Corot, 1934.

           

            AUTOUR DE COROT (1)

 

            On doit toujours s'excuser de parler peinture.

 

            Mais il y a de grandes raisons de ne pas s'en taire. Tous les arts vivent de paroles. Toute œuvre exige qu'on lui réponde, et une "littérature", écrite ou non, immédiate ou méditée, est indivisible de ce qui pousse l'homme à produire, et des productions qui sont les effets de ce bizarre instinct.

 

            La cause première d'un ouvrage n'est-elle pas un désir qu'il en soit parlé, ne fût-ce qu'entre un esprit et soi-même ? - Un musée n'est-il pas un lieu de monologues, - ce qui n'exclut ni les colloques, ni les conférences mouvantes qui s'y donnent ? - Otez aux tableaux la chance d'un discours intérieur ou autre, aussitôt les plus belles toiles du monde perdent leur sens et leur fin.

 

            La "critique d'art" est le genre littéraire qui condense ou amplifie, aiguise, ou ordonne, ou essaye d'harmoniser tous ces propos qui viennent à l'esprit devant les phénomènes artistiques. Son domaine va de la métaphysique aux invectives.

 

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            Mais l'artiste souvent récuse, ou croit pouvoir récuser, le jugement littéraire. Degas, quoiqu'il fût dans le fond un "parfait homme de lettres", professait je ne sais quelle horreur sacrée à l'égard de notre espèce, pour autant qu'elle se mêlait de son métier. Il citait volontiers Proudhon bafouant la "gent de lettres". Je m'amusais à le taquiner, c'est-à-dire à prévoir ; je lui demandais de définir le dessin. "Vous n'y entendez rien", finissait-il toujours par me dire. Et il arrivait infailliblement à cet apologue : que les Muses font leur besogne chacune pour soi et à l'écart des autres, qu'elles ne se parlent jamais de leurs affaires. La journée finie, point de disputes, point de comparaisons de leurs industries respectives. "Elles dansent",  criait-il.

 

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            Mais moi, je savais bien que les silences des peintres à leur chevalet sont spécieux et vains. Ils se tiennent, en vérité, devant leur mirage de toile, des discours infinis, mêlés de lyrisme et de crudités, - toute une littérature réfractée, refoulée, parfois recuite, qui, vers le soir, fait explosion en "mots" remarquablement justes, - dont les plus justes ne sont pas du tout les moins injustes.

 

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            Mais encore, la littérature joue quelquefois, dans les coulisses de la création, un rôle assez remarquable.

 

            Un peintre qui aspire à la grandeur, à la liberté, à la sûreté ; qui exige de soi la sensation puissante et délicieuse d'avancer, de se hausser à de plus durs degrés, de se surprendre par de nouveaux développements de ses visées, des combinaisons plus ambitieuses de vouloir, savoir et pouvoir, - est conduit à se résumer son expérience, à se confirmer en pleine conscience dans ses propres "vérités", et aussi à se définir les ouvrages plus vastes ou plus complexes qu'il songe d'entreprendre.

 

            Ils écrivent alors. Léonard se décrit minutieusement batailles et déluges, Delacroix pense et compose, la plume à la main ; il note des recettes et des procédés. Corot, dans ses carnets précieux, se redit ses préceptes mêmes. Tout simples qu'ils sont, il a besoin de les voir, solidifiés par l'écriture ; et par ce relais, il entend augmenter sa foi.

 

            Mais, chez lui, entre la vie, la vue et la peinture, peu ou point d'intermédiaire "intellectuel".

 

            Ingres a des doctrines, qu'il formule en termes étranges. Il énonce souvent par images des oracles brefs et impérieux.

 

            Delacroix volontiers donne dans la théorie.

 

            Corot n'offre que le conseil de contemplation et de travail. [...]

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(1) Préface à : XX Estampes de Corot, 1932.