DOC. n° 63 : Philippe JACCOTTET, Libretto, 1990.

 

 

LE BAPTEME DU CHRIST

 

            Je voudrais me borner à essayer de cerner exactement, comme à n'importe quel autre propos, ce que j'ai ressenti devant cette peinture, à Londres, quand,  à peine entré au Musée national, j'avais encore l'œil tout frais ; cela seulement, si naïf ou insuffisant que cela paraisse ou que cela soit.

 

            Je sais, en ce moment où j'y resonge, que je n'ai pas pensé alors au Christ qui en est pourtant le centre, ni à la scène de l'Evangile qui est peinte là ; pas plus que je n'ai pensé un instant que les trois personnages de gauche, ou au moins l'un d'eux, étaient des anges. Je ne me suis posé aucune question non plus sur le personnage qui retire sa chemise au second plan, ni sur les quatre vieillards barbus, plus loin, derrière lui. Quelque chose de plus général a certainement d'abord agi sur moi, tout à fait comparable aux premières mesures de quelque prélude lent de Bach ; mais aussi, à un portique de colonnes de marbre clair, dont l'effet consiste à insinuer en vous, irrésistiblement, une mesure, et pas n'importe laquelle une mesure certes solennelle, mais heureuse, essentiellement sereine, qui vous donnerait, intérieurement, le pas sûr et tranquille d'une procession. Oui, ce fut d'abord cela une mise en ordre immédiate, au plus profond de moi, pour un instant de halte. Il a dû s'y mêler aussi, ensuite ou simultanément (mais, en ce cas, légèrement en retrait), la présence de deux groupes de couleurs comme de deux drapeaux, l'un en arrière, aux couleurs sourdes qui conviennent à des vêtements de vieillards, l'autre au premier plan à gauche, aux couleurs claires et vives, confirmant qu'il s'agissait bien là, en quelque façon, d'une fête ; que les deux personnages couronnés de gauche, dont je ne distingue pas sur la reproduction s'ils sont bien eux aussi des anges (on les dirait plutôt revenus de l'Antiquité et d'une autre fête), eussent le visage rond, un peu lourd, et le regard presque placide de beaucoup de personnages peints par ce peintre, devait ajouter à la sérénité de la scène sans que j'en prenne conscience, de même que leur présence claire était aussi celle de la jeunesse. Mais il y avait, pour me retenir et me rendre muet d'émerveillement, plus que cela. C'était, bien sûr, que la scène se passait sous des arbres, et même identifiables, parmi l'herbe ; qu'un paysage de collines s'élevait doucement dans le fond, avec des chemins et des tours, donnant pour cadre à la fête (qui n'était pas pour moi à ce moment-là celle du baptême du Christ, mais une fête comme antérieure et sans nom) la terre que nous connaissons, notre demeure.

 

            Mais un autre élément encore devait se mêler à ceux-ci, les imprégner et jouer un rôle plus sourdement puissant : c'était, naturellement, et chacun l'a revu déjà dans son souvenir, ce ciel clair où les nuages dans leur blancheur à peine ombrée, loin d'apparaître comme une menace pour l'azur, l'exaltent, le creusent - ainsi que le fait, à peine différente d'eux, au-dessus de la coupe lustrale et du visage recueilli du Christ, la colombe plus blanche que neige de printemps sur les montagnes, avec ses longues ailes horizontales - pure balance ; tandis que par un autre miracle, en bas, là où se posent les pieds, dans la rivière tellement étale qu'elle ne coule plus, immobile comme tout le reste du tableau dans un suspens qui n'est pas un figement, le ciel se répète, exactement aussi limpide et aussi frais.

 

            J'ai compris alors ce qui n'était d'ailleurs guère malaisé à comprendre, que cette grande peinture tranquille ne m'avait retenu aussi longtemps dans l'espace étrange, indéterminé d'une salle de musée, que parce qu'elle était comme une célébration du lever du jour, de l'éveil, du commencement perpétuel dont l'eau nous lave en effet, qui que nous soyons et si bas que nous ayons pu tomber, pour peu qu'elle revienne en fin de nuit nous surprendre.