DOC.
n° 60 :Jacques. Prévert, Paroles, 1945.
PROMENADE DE
PICASSO
Sur une assiette
bien ronde en porcelaine réelle
une pomme pose
Face à face avec
elle
un peintre de la
réalité
essaie vainement de
peindre
la pomme telle
qu'elle est
mais
elle ne se laisse
pas faire
la pomme
elle a son mot à
dire
et plusieurs tours
dans son sac de pomme
la pomme
et la voilà qui
tourne
dans une assiette
réelle
sournoisement sur
elle-même
doucement sans
bouger
et comme un duc de
Guise qui se déguise en bec de gaz
parce qu'on veut
malgré lui lui tirer le portrait
la pomme se déguise
en beau bruit déguisé
et c'est alors
que le peintre de
la réalité
commence à réaliser
que toutes les
apparences de la pomme sont contre lui
et
comme le malheureux
indigent
comme le pauvre
nécessiteux qui se trouve soudain à la merci de n'importe quelle association
bienfaisante et charitable et redoutable de bienfaisance de charité et de
redoutabilité
le malheureux
peintre de la réalité
se trouve soudain
alors être la triste proie
d'une innombrable
foule d'associations d'idées
Et la pomme en
tournant évoque le pommier
le Paradis
terrestre et Ève et puis Adam
l'arrosoir
l'espalier Parmentier l'escalier
le Canada les
Hespérides la Normandie la Reinette et l'Api
le serpent du Jeu
de Paume le serment du Jus de Pomme
et le péché
originel
et les origines de
l'art
et la Suisse avec
Guillaume Tell
et même Isaac
Newton
plusieurs fois
primé à l'Exposition de la Gravitation Universelle
et le peintre
étourdi perd de vue son modèle
et s'endort
C'est alors que
Picasso
qui passait par là
comme il passe partout
chaque jour comme
chez lui
voit la pomme et
l'assiette et le peintre endormi
Quelle idée de
peindre une pomme
dit Picasso
et Picasso mange la
pomme
et la pomme lui dit
Merci
et Picasso casse
l'assiette
et s'en va en
souriant
et le peintre
arraché à ses songes
comme une dent
se retrouve tout
seul devant sa toile inachevée
avec au beau milieu
de sa vaisselle brisée
les terrifiants
pépins de la réalité.