DOC n° 56 : Pierre FRESNAULT-DERUELLE, Petite iconographie des images peintes, 2000.
"avec des airs de
nonchalance et des mouvements d'aile"
Paul Verlaine
L'homme s'est avance vers nous, sans que nous sachions s'il est en représentation - on veut dire confronté à un public - ou si c'est à lui-même que ce personnage cherche a donner le change. Est-il venu s'exhiber ou, au contraire, s'apprête-t-il a prendre congé ? Triste, à tout le moins morne, alors que tout dans sa mise dit le divertissement, l'Indifférent évolue-t-il sur une scène ou sur un théâtre de verdure ? Son costume est-il celui des Comédiens Italiens que Watteau aima tant peindre ? Ou bien s'agit-il d'un jeune aristocrate, travesti pour quelque fête galante et qui, saisi au creux de sa propre vacance, cherche à tuer le temps ? Questions sans réponse. Nous ne saurons rien, non plus, de la nature du moment où se situe la pose de l'homme : sommes-nous au mitan d'une situation narrative (théâtrale), ou, à l'opposite, face à une sorte de figement supérieur, intransitif, retenu pour lui-même ?
Le format de l'œuvre, son titre (avec son article défini = L' Indifférent), ainsi que la disposition de l'homme nous fournissent cependant quelques fragiles indices. Les dimensions du tableau et l'aspect ostentatoire de la posture du gandin font de cette peinture une quasi-planche, comme la spécification d'un type social (en l'occurrence, cantonné aux marges d'une époque revenue de tout, et qui annonce peut-être le Roué de la Régence). Révélatrice, à cet égard, est la disposition de l'Indifférent. Epinglé au centre du subjectile, alors qu'ailes déployées dans ses plus beaux atours il vaguait, l'homme a cessé soudain de papillonner. Balançant entre côté cour et côté jardin où, si l'on préfère, entre engagement et désengagement, l'Indifférent fait profession de ne se piquer de rien. Cette non-affectation du regard, le rétablissement du corps, par la diagonale incurvée des bras, suite a une pirouette effectuée sur les talons, désignent l'attitude de qui s'est mis en tête de traverser son époque en équilibriste. De fait, l'Indifférent n'est que la somme nulle de tensions contraires. Tiraillée entre le désir (sa féminité apparente est démentie par la bosse boursouflant la culotte de soie) et la nostalgie (chez Watteau la lumière est crépusculaire), cette figure, un rien lunaire (et qui annonce d'autres Pierrots), cherche a tirer son épingle du jeu.
Le sentiment est là, sans doute, pour la première fois dans la peinture : on veut dire que l'artiste ne sert plus un propos étranger à lui-même, n'est au service d'aucune iconographie collective (mythe, religion, pouvoir). Le sujet du tableau compte à peine, qui n'est que le prétexte pour traduire à la fois les regrets et les vaines attentes d'une âme vacante précocement désabusée. Le romantisme s'annonce. Paradoxalement, ce désenchantement nous enchante.
La fête, qui se signifie par une certaine fantaisie dans le costume (chapeau et soulier fleuris, fraise, cape) se voit ici subtilement dépossédée de son caractère, en ce sens que l'habit se conjugue avec les tons de l'automne naissant. Assignés aux pièces nettement circonscrites du vêtement, le rouge et le vert forment, en effet, l'étroit registre chromatique entre les limites duquel se décline, au second plan, la progressive perte de substance du feuillage : le rouge/brun qui gagne n'est-il pas l'indice d'une dévitalisation de la nature ? En bref, L'lndifférent arbore les teintes d'une arrière-saison autant que celles d'une époque. Mixte de couleurs complémentaires où l'entre-deux, une nouvelle fois, se manifeste. Ce décor, qui pourrait être celui de la pastorale (tradition venant de la fin du Moyen âge via la Renaissance), se caractérise ici par la disparition des "fabriques"1. A ce sujet, René Huyghe disait de Watteau : "Tout le décor planté par la raison classique pour nous protéger des mystères et du trouble de la vie sensible s'effondre : les architectures impassibles et rigides font place désormais aux frondaisons ombreuses, aux sous-bois indistincts. Le dogme des vérités éternelles s'efface devant la fuite des heures"2.
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1. Le mot
"fabrique" , dans le vocabulaire de la peinture ancienne, désigne les
constructions (comme chez Poussin par exemple) dont sont souvent ponctués les
paysages.
2. René Huyghe, L'Art et l'Ame, Paris, Flammarion, 1980,
p. 300.