DOC. n° 55 : Paul CLAUDEL. L'œil écoute. Watteau. 1946.

 

 

WATTEAU

 

L'Indifférent

 

            Non, non ce n'est pas qu'il soit indifférent, ce messager de nacre, cet avant-courrier de l'Aurore, disons plutôt qu'il balance entre l'essor et la marche, et ce n'est pas que déjà il danse, mais l'un de ses bras étendu et l'autre avec ampleur déployant l'aile lyrique, il suspend un équilibre dont le poids, plus qu'à demi conjuré, ne forme que le moindre élément. Il est en position de départ et d'entrée, il écoute, il attend le moment juste, il le cherche dans nos yeux, de la pointe frémissante de ses doigts, à l'extrémité de ce bras étendu il compte, et l'autre bras volatil avec l'ample cape se prépare à seconder le jarret. Moitié faon et moitié oiseau, moitié sensibilité et moitié discours, moitié aplomb et moitié déjà la détente ! sylphe, prestige, et la plume vertigineuse qui se prépare au paragraphe ! L'archet a déjà commencé cette longue tenue sur la corde, et toute la raison d'être du personnage est dans l'élan mesuré qu'il se prépare à prendre, effacé, anéanti dans son propre tourbillon. Ainsi le poète ambigu, inventeur de sa propre prosodie, dont on ne sait s'il vole ou s'il marche, son pied, ou cette aile quand il le veut déployée, à aucun élément étranger, que ce soit la terre, ou l'air,  ou le feu, ou cette eau pour y nager que l'on appelle éther !

 

18 décembre 1939