DOC. n° 51 : Paul CLAUDEL, L'œil écoute. L'orage de Rembrandt.

 

"L'ORAGE" DE REMBRANDT

 

            Un tableau n'est-il, comme on le répète souvent, qu'une surface où se donnent rendez-vous des couleurs dans un certain ordre assemblées ? C'est confondre les moyens et la fin. Je fais à l'art du peintre l'honneur de croire qu'il a une autre fin que de produire un bouquet de tons agréable au regard. Comme tous les autres arts, il existe pour être à l'âme un agent d'expression. Et d'ailleurs il n'est pas sûr que le meilleur chemin pour atteindre la beauté soit de la rechercher.

 

            Je trouve une illustration de cette idée dans le magnifique tableau de Rembrandt dont j'ai une reproduction sous les yeux : L'Orage.

 

            Supposons qu'un poète ou un musicien choisisse, comme il est arrivé souvent, ce thème : l'orage. Que d'appels savamment concertés à notre sensibilité, à notre mémoire, à notre imagination, il comporte ! Le grand romancier suisse Ramuz a consacré tout un livre à l'approche d'un orage dans les montagnes. Mais l'orage du poète et du musicien souffre d'une  grande infériorité : il passe. L'orage du peintre, lui, ne passe pas. Il est là pour toujours, éternellement contemporain de lui-même. L'artiste à son profit a arrêté le temps.

 

            Mais ce privilège de fait, il faut que le tableau le justifie. Il ne suffit pas que le spectacle ne passe pas, il faut qu'il nous ôte l'envie de passer. Il faut qu'il nous fasse partager cette espèce d'enchantement dont il bénéficie. Il ne mérite l'éternité que par la plénitude. Et il n'arrive à la plénitude que par la composition. Il faut qu'on sente le tableau jouir, pour ainsi dire, de lui-même dans l'accord de moyens divers qui ne sauraient trouver ailleurs qu'entre eux pacte et paix.

 

            Cet accord, voyez comme dans le tableau que vous avez sous les yeux, ce grand maître de la lumière qu'est Rembrandt - et le mot maître est bien ici celui dans toute la force du terme qui convient, - l'a réalisé. L'orage et dans le cours paisible de la nature une intervention violente, un événement abrupt, la peur progressivement sur la terre répondant à un mécontentement croissant dans le ciel dont on sent qu'il ne peut aboutir qu'à l'éclat. La nue bouleversée ne laisse plus passer çà et là qu'un rayon accusateur. Quelqu'un jusqu'à l'oppression s'est rapproché de nous et la nature ténébreusement interrogée ne répond plus à son juge que par des aveux livides.

 

            La batterie, timbales, cymbales, tambour, caisse, les trombones aussi et le tuba auront titre tout à l'heure à la fulguration, mais la parole pour le moment, cette parole qui pour le moment n'est qu'un épaississement du silence, est à l'orgue. L'artiste s'adresse tout doucement aux gros tuyaux. Fa, fa ! Un grondement sourd. Quelque chose de volumineux, qui explique dans le tableau de Rembrandt ces élévations de terrain et ces cavités phosphorescentes.

 

            Et  que dire de ces ruines,  invisibles pendant le jour et qui tout à coup se lèvent çà et là attestatrices ? Faut-il y voir, arrachées enfin à ces ténèbres longtemps imposées, les confessions éparses au jour de la mort de notre conscience coupable.

 

21 novembre 1950.

 

 

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