DOC. n° 49 : Denis DIDEROT, Salon de 1765.
BOUCHER
Je ne sais que dire de cet homme-ci. La dégradation du goût, de la couleur, de la composition des caractères, de l'expression, du dessin, a suivi pas à pas la dépravation des mœurs. Que voulez-vous que cet artiste jette sur la toile ? ce qu'il a dans l'imagination. Et que peut avoir dans l'imagination un homme qui passe sa vie avec les prostituées du plus bas étage ? La grâce de ses Bergères est la grâce de la Favart dans Rose et Colas ; celle de ses Déesses est empruntée de la Deschamps. * Célèbre courtisane morte depuis un an dans la plus austère pénitence. * Je vous défie de trouver dans toute une campagne un brin d'herbe de ses paysages. Et puis une confusion d'objets entassés les uns sur les autres, si déplacés, si disparates, que c'est moins le tableau d'un homme sensé que le rêve d'un fou. C'est de lui qu'il a été écrit :
...velut aegri somnia, vanae
Fingentur species : ut nec pes, nec caput... (1)
J'ose dire que cet homme ne sait vraiment ce que c'est que la grâce ; j'ose dire qu'il n'a jamais connu la vérité ; j'ose dire que les idées de délicatesse, d'honnêteté, d'innocence, de simplicité lui sont devenues presqu'étrangères ; j'ose dire qu'il n'a pas vu un instant la nature, du moins celle qui est faite pour intéresser mon âme, la vôtre, celle d'un enfant bien né, celle d'une femme qui sent ; j'ose dire qu'il est sans goût. Entre une infinité de preuves que j'en donnerois, une seule suffira ; c'est que dans la multitude de figures d'hommes et de femmes qu'il a peintes, je défie qu'on en trouve quatre de caractère propre au bas-relief, encore moins à la statue. Il y a trop de mines, de petites mines, de manière, d'afféterie pour un art sévère. Il a beau me les montrer nues, je leur vois toujours le rouge, les mouches, les pompons, et toutes les fanfioles de la toilette. Croyez-vous qu'il y ait jamais eu dans sa tête quelque chose de cette image honnête et charmante de Pétrarque ?
E 'l riso, e 'l canto, e 'l parlar dolce,
humano.
Ces analogies fines et déliées qui appellent sur la toile les objets et qui les y lient par des fils imperceptibles, sur mon Dieu il ne sait ce que c'est. Toutes ses compositions font aux yeux un tapage insupportable. C'est le plus mortel ennemi du silence que je connoisse ; il en est aux plus jolies marionnettes du monde ; il tombera à l'enluminure. Eh bien ! mon ami, c'est au moment où Boucher cesse d'être un artiste qu'il est nommé premier peintre du roi. N'allez pas croire qu'il soit en son genre ce que Crébillon le fils est dans le sien. Ce sont bien à peu près les mêmes mœurs, mais le littérateur a tout un autre talent que le peintre. Le seul avantage de celui-ci sur l'autre, c'est une fécondité qui ne s'épuise point, une facilité incroyable, surtout dans les accessoires de ses pastorales. Quand il fait des enfants, il les groupe bien ; mais qu'ils restent à folâtrer sur des nuages. Dans toute cette innombrable famille vous n'en trouverez pas un à employer aux actions réelles de la vie, à étudier sa leçon à lire, à écrire, à tiller du chanvre. Ce sont des natures romanesques, idéales, de petits bâtards de Bacchus et de Silène. Ces enfans-là, la sculpture s'en accommoderoit assez sur le tour d'un vase antique. Ils sont gras, joufflus, potelés. Si l'artiste sait pétrir le marbre, on le verra. En un mot, prenez tous les tableaux de cet homme ; et à peine y en aura-t-il un à qui vous ne puissiez dire comme Fontenelle à la sonate : Sonate, que me veux-tu ? Tableau, que me veux-tu ? N'a-t-il pas été un temps où il étoit pris de la fureur de faire des vierges ? Eh bien ! qu'étoit-ce que ses vierges ? de gentilles petites caillettes. Et ses anges ? de petits satyres libertins. Et puis, il est dans ses paysages d'un gris de couleur et d'une uniformité de ton qui vous feroit prendre sa toile, à deux pieds de distance, pour un morceau de gazon ou d'une couche de persil coupé en quarré. Ce n'est pas un sot pourtant. C'est un faux bon peintre comme on est un faux bel-esprit. Il n'a pas la pensée de l'art ; il n'en a que le concetti.
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(1) Horace, Art
poétique, vv. 7-8.