DOC. n° 47 : Daniel ARASSE,
Le détail. Pour une histoire rapprochée
de la peinture. Postface,. 1992.
[...] Le serpent
Révélateur et parfois véritable sésame de ce qui est devenu une énigme iconographique, le détail l'est certainement - pourvu que l'interprète ne devienne pas comme un Adam coupable qui, pour nommer les animaux de la Création, aurait donné le nom de son désir aux configurations du Verbe divin.
La Tempête de Giorgione est un des tableaux les plus mystérieux du peintre. En 1978, l'historien de l'art antique Salvatore Settis en a proposé la vingt-neuvième interprétation répertoriée.
Le titre de l'ouvrage qu'il consacre à sa découverte, La "Tempesta" interpretada, indique qu'à ses yeux, cette interprétation est définitive, et consacre une victoire de l'iconographie bien conçue et de la méthodologie historique sur les prétendus mystères de Giorgione. Mais, hélas, de nouveau, l'ubris désirante de l'historien de l'art se fait piéger par le détail même qui devait boucler l'interprétation.
Selon Settis, les deux figures appelées en 1530 un "soldat" et une "tzigane" par Marcantonio Michiel sont en réalité Adam et Eve (donnant le sein à Caïn) ; l'éclair est une figure de la malédiction divine et la ville à l'arrière-plan une image de l'Eden conçu comme cité, la civitas de la Hierusalem libera d'où les deux protagonistes ont été chassés et qui leur est devenue inaccessible. Ainsi résumée, l'interprétation paraît arbitraire. Sa justification tient au réseau serré de rapprochements qu'a opérés l'archéologue, au "puzzle" qu'il pense avoir reconstitué. La Tempête n'est plus dans le splendide isolement qui la rendait énigmatique ; elle s'insère dans une série d'images qu'elle réélabore en combinant la double tradition concernant la représentation d'Adam et Eve après la Chute - tradition narrative du travail d'Adam et tradition méditative d'Adam au repos. Le tableau correspond par ailleurs à une approche vénitienne du thème et répond à ce qui serait alors le goût pour le "sujet caché", dont le secret serait réservé à la jouissance privée de son commanditaire et propriétaire.
La machine démonstrative mise au point est, dès lors, impressionnante et l'interprète joue avec brio des divers instruments propres à cette approche dite moderne des œuvres d'art qui en déchiffre le contenu en les rapportant à leur contexte social.
Au terme de son analyse, Settis peut redéployer ce que le tableau "contracte" et formuler le syntagme quasi narratif que le peintre aurait réparti à travers les différents détails du paysage moral : "Le serpent (la Faute), l'arbuste (la Honte), l'éclair (la Malédiction), Adam (le Travail), Eve (l'Enfantement), les colonnes (la Mort), Caïn (le Crime et la Damnation)".
La découverte du serpent au premier plan de l'image est l'"invention" (au sens archéologique du terme) la plus brillante et la plus efficace pour la reconstitution de l'ensemble. Le serpent de La Tempête assure la cohésion des autres lectures parcellaires : sa présence inattendue dans ce paysage asserte le contexte moral et religieux dans lequel sont présentées les figures et, placé à l'aplomb du pied d'"Eve", il évoque commodément la malédiction divine du Serpent, condamné à ramper sur le sol et à être écrasé par le talon de la femme (Gn 3, 15-16). Il fait mieux encore : dans le tableau, il est comme l'emblème du processus de représentation qui travaillerait l'image, le goût du "sujet caché". Tel que le décrit en effet Settis, le serpent "disparaît en se glissant dans une crevasse (crepa) du sol, presque imperceptible au regard [...]. Se cachant à la vue, se confondant avec la terre, le serpent montre déjà l'accomplissement de la malédiction divine tout en se soustrayant à une lecture trop facile". La quasi invisibilité de ce détail devient la preuve irréfutable que la solution apportée à l'énigme est la bonne.
Hélas, à peine nommé, le serpent se retourne contre son auteur, tombé plus subtilement dans le même piège que celui tendu par le rat du Parmigianino.
Car ce n'est pas un serpent. Ce
n'est pas que le reptile soit peu visible ; c'est que ce que donne à
voir en cet endroit la peinture n'est pas un reptile. Rien ne l'indique comme
tel et on peut y voir tout aussi bien une racine, ou une fissure du sol
(celle-là où Settis voit disparaître le serpent ? ), ou même un élément
indéfini de la représentation. En dénommant cette trace "serpent",
l'interprète comble le besoin de son propre désir. Comme on dit en termes de
police, il boucle l'enquête et, quitte à préparer une erreur judiciaire, il se
convainc lui-même - et convainc le public, amateur de Sherlock Holmes, Hercule
Poirot et autres Maigret...
Mais l'évidence visuelle ne se laisse ni séduire ni réduire. Elle résiste et suscite, en retour, un effet catastrophique sur l'ensemble de l'interprétation. Celle-ci est très légitimement une construction d'hypothèses, mais l'arbitraire qui préside à la reconnaissance décisive du serpent dévoile le caractère artificiel de l'hypothèse d'ensemble qui voudrait que La Tempête ait un "sujet caché". Tout en visant à rendre compte de l'obscurité des sujets propre à Giorgione, l'idée même de "sujet caché" demeure à l'intérieur d'une conception qui suppose que le sujet est clair, univoque, identifiable et qu'il suffit de trouver la clef pour résoudre son énigme. Une telle conception refuse d'envisager l'opacité constitutive de la peinture et la façon dont le peintre peut en jouer. Elle continue de croire que le tableau est l'illustration (déguisée) d'un texte (caché) ; elle oublie comme l'écrit Maurice Brock que "le plaisir réservé que la peinture de Giorgione procure en privé à ses destinataires tient peut-être à son statut allusif, à son sens réglé pour excéder perpétuellement l'interprétation"1. Oubli d'autant plus dommageable pour un historien que comme le suggère Augusto Gentili ce caractère "évasif" distingue l'art de Giorgione de celui des "giorgionesques", dont les oeuvres sont, en général, dépourvues de cette "ambiguïté calculée" du peintre de Castelfranco. Catastrophique effet du détail : telle que l'interprète Settis, La Tempête n'est plus de Giorgione.
Pris à son désir d'établir la validité de son intuition par la force et l'ordre des mots, l'historien a cédé à la tentation et, pour imposer l'évidence d'une connaissance, il a convoqué l'aide néfaste d'un serpent invisible dans une configuration incertaine.
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1. M. Brock dans Tout
l'oeuvre peint de Giorgione, Paris, Flammarion, 1988, p. 90.