DOC. n° 44 : Pierre FRESNAULT-DERUELLE, La Peinture au Péril de la Parole, 1995.

 

 

Velázquez : Se fendre d'une courbette, ou le chaînon manquant

 

 

            Les deux chefs de guerre, Justin de Nassau (à gauche) et le général Spinola, commandant l'armée espagnole, font assaut d'amabilité. Les combats, pourtant, ont été atroces. La fumée des incendies dans le lointain atteste de la férocité avec laquelle les troupes de Philippe IV acculèrent les Hollandais à la capitulation. Mais il s'agit de montrer avant tout que les vainqueurs ont su dominer leur victoire. Aussi, n'est-ce pas en ennemi que Nassau comparaît devant Spinola, mais bien en adversaire accueilli avec magnanimité.

 

            Velázquez a évidemment peint une œuvre de commande toute à la gloire de son roi : la noblesse de comportement des Espagnols n'a d'égal que la puissance de leurs armes. A cet égard, les troupes de Nassau (réduites à la portion congrue) ne sont en rien comparables à celles de Spinola. Et, le "rideau de fer" que constituent les lances (second titre du tableau) de contraster avec l'aspect dépareillé des hallebardes hollandaises. Pour tout dire, l'agrégat pittoresque des soldats bataves ne fait pas le poids face à la compacité des guerriers de Philippe IV : se reconstitue ici le paradigme classique du "dense" et du "relâché", dont on sait, du strict point de vue militaire, ce qu'il signifie depuis que les légions romaines eurent à soumettre les Barbares indisciplinés.

 

            Il s'agit, pour le peintre, de faire en sorte que l'Espagne apparaisse à la hauteur de sa propre geste ; que rien ne soit négligé qui puisse suggérer l'état moral des forces en présence. Partant, l'attitude bienveillante du vainqueur ne saurait oblitérer celle, contrainte et respectueuse, du général défait. Ainsi Nassau s'est-il approché. Et, dans la génuflexion qu'il a ébauchée, son pied gauche a dû s'engager sur la zone d'ombre dans laquelle campe le maître des lieux. Le corps de l'homme qui forme un V avec la pique du garde à la tunique jaune (et dont la ligne est redoublée par le baudrier du jeune lieutenant au deuxième plan) instaure une béance évidemment destinée à ne plus se refermer, puisqu'en ce basculement même - qui dit la reddition - s'est également mis en place un nouvel ordre du monde. Qu'est-ce donc à dire ? Sans quitter les siens (son pied arrière fait charnière avec la pique) et en se penchant jusqu'à faire physiquement le lien avec les Espagnols, Nassau a aboli l'espace meurtrier de la défiance, celui-là même où la distance entre les hommes permet l'affront : mesure à la fois exacte et exorbitante d'un enjeu qui consistait à savoir qui serait amené à faire le premier pas.

 

            Ce tableau de propagande fait évidemment de son auteur un historiographe : Diego Velázquez a peint pour raconter, exhaussant la chronique au rang de la fable. Mais il va de soi que le but visé et littéralement affiché par le peintre - ainsi que cela se passe chez tous les artistes jusqu'à Manet - se retourne sur lui-même : il s'est également agi de raconter pour peindre. Marque éclatante du grand art où les fins et les moyens ne se conçoivent qu'en termes de réciprocité. En veut-on une preuve tangible ? Il n'est que de considérer le topos littéralement installé par Velázquez où, sur ce fond de paysage ravagé, a été réinventé l'un des motifs princeps de la peinture, à savoir celui de la Rencontre. On peut tenir, en effet, que l'acte même de peindre a souvent consisté à réunir sur le même subjectile l'image de ceux qui, jusque là, "ne tenaient pas ensemble" (le créateur et la créature, l'amant et l'amante, le chasseur et le chassé, l'homme et son double, etc.). Peindre, de ce point de vue, serait faire du support la pièce rapportée venue symboliquement combler le manque qui qualifie dramatiquement nos existences. Et si la paix rétablie (par le truchement de la reddition) exigeait naturellement qu'on la célébrât, la Conjonction instaurée (métaphorisée dans l'échange entre Spinola et Nassau) se présentait, de son côté, comme l'occasion picturale par excellence.

 

            Le cheval à la croupe luisante s'impose soudain comme le pendant de celui qui nous fait face (à gauche) : éléments baroques d'une structure en chiasme qui fait de cette prise de contact entre les deux chefs de guerre les protagonistes tout trouvés d'un discours sur la peinture ; d'un discours sur la suture.