DOC. n° 41 : Auguste RODIN, Entretiens réunis par Paul Gsell. Le mouvement dans l'art. 1911.
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- Ne m'avez-vous pas déclaré à mainte
reprise que l'artiste devait toujours copier la Nature avec la plus grande
sincérité ?
- Sans doute, et je le maintiens.
-
Eh bien ! quand, dans l'interprétation du
mouvement, il se trouve en complet désaccord avec la photographie, qui est un
témoignage mécanique irrécusable, il altère évidemment la vérité.
- Non, répondit Rodin ; c'est l'artiste qui est véridique et c'est la photographie qui est menteuse ; car dans la réalité le temps ne s'arrête pas : et si l'artiste réussit à produire l'impression d'un geste qui s'exécute en plusieurs instants, son œuvre est certes beaucoup moins conventionnelle que l'image scientifique où le temps est brusquement suspendu.
Et c'est même ce que condamne certains peintres modernes qui, pour représenter des chevaux au galop, reproduisent des poses fournies par la photographie instantanée.
Ils critiquent Géricault parce que dans sa Course d'Epsom, qui est au Louvre, il a peint des chevaux qui galopent ventre à terre, selon l'expression familière, c'est-à-dire en jetant à la fois leurs jambes en arrière et en avant. Ils disent que la plaque sensible ne donne jamais une indication semblable. Et en effet dans la photographie instantanée, quand les jambes antérieures du cheval arrivent en avant, celles d'arrière, après avoir fourni par leur détente la propulsion à tout le corps, ont déjà eu le temps de revenir sous le ventre pour recommencer une foulée, de sorte que les quatre jambes se trouvent presque rassemblées en l'air, ce qui donne à l'animal l'apparence de sauter sur place et d'être immobilisé dans cette position.
Or, je crois bien que c'est Géricault qui a raison contre la photographie : car ses chevaux paraissent courir : et cela vient de ce que le spectateur, en les regardant d'arrière en avant, voit d'abord les jambes postérieures accomplir l'effort d'où résulte l'élan général, puis le corps s'allonger, puis les jambes antérieures chercher au loin la terre. Cet ensemble est faux dans sa simultanéité ; il est vrai quand les parties en sont observées successivement et c'est cette vérité seule qui nous importe, puisque c'est celle que nous voyons et qui nous frappe.
Notez d'ailleurs que les peintres et les sculpteurs, quand ils réunissent dans une même figure différentes phases d'une action, ne procèdent point par raisonnement ni par artifice. Ils expriment tout naïvement ce qu'ils sentent. Leur âme et leur main sont comme entraînées elles-mêmes dans la direction du geste, et c'est d'instinct qu'ils en traduisent le développement.
Ici, comme partout dans le domaine de l'art, la sincérité est donc la seule règle.
Je demeurai quelques instants sans parler pour méditer sur ce qu'il venait de me dire. [...]