DOC. n° 39 : TARDIEU, Le miroir ébloui. Les portes de toile, 1993.

 

 

 

RODIN

 

 

            C'est en vain que l'homme est vêtu : la foudre tombée des étoiles en un clin d'œil le déshabille et le voici après comme avant l'Histoire, s'éveillant seul et nu au milieu du monde.

 

            Seul. En tête à tête avec le soleil et l'ombre. Repris aux jeux élémentaires. Multiplié comme un feuillage par tous ses muscles, - dont le moindre est figure, multiplié par tous ses gestes, - dont le moindre est réponse. Un pas, une main levée : il parle à des foules absentes, il argumente contre un dieu absent, il témoigne pour les morts, les vivants d'aujourd'hui, ceux du futur. Il médite de toutes les forces de son dos ployé et cet effort lui devrait être compté, - mais par qui ? - Il est seul.

 

            Eh bien ! Que la solitude soit ! Qu'elle soit splendeur et non désespoir ! Mouvement mûr et délicieux, jouissance absolue ! Quelles divinités plus efficaces qu'un adolescent debout dans l'air, prêt à toute entreprise et détaché de toute paroi ? Ou bien un corps de jeune fille parcouru des caresses du jour et plongeant ses cheveux dans l'eau des sources ? Quel étonnement créateur, quelle toute-puissance dans la main qui se dresse, tourne, fait jouer ses phalanges : géante, épaisse, lourde encore de l'argile natale elle tient l'univers comme un fruit, comme une femme réduite aux dimensions d'un fruit, qu'elle pourrait écraser si elle ne préférait la porter tendrement aux lèvres de l'espace.

 

            Sous la chaleur de midi, sous les souffles de sable qui atténuent les angles des rochers, les corps, même immobiles se mettent à bouger. Semblable à l'épiderme de l'eau froissé par la chute d'une graine ou à la robe du cheval qu'un insecte fait frissonner, le sentiment de vivre recouvre les dieux, les nymphes, les amants, de cette confusion tremblante qui sur le dos de l'hiver finissant, au premier jour où fond la neige, lie et prononce à la fois les vallées les collines, les creux les soulèvements.

 

            Craindrons-nous pour ces formes sur le point d'abandonner l'une dans l'autre leur identité ? Pour cette chair délivrée, menacée d'une fluide expansion même ? Pour cet homme seul et vulnérable, face à face avec la mortelle et minérale permanence des astres ?

 

            Ah ! Qui des deux - le monde et l'homme - deviendra pierre le premier ? Quand tombera la foudre définitive, arrêtant net le geste commencé ? Au prix de cette mort, achèterons-nous enfin le droit à l'éternité des choses ?

 

            Mais l'homme résiste  :  “Ce n'est pas moi qui serai la pierre. La pierre est mon passage, mon déguisement : je change et je me combats, je souffre et je me fuis, je foisonne, frémis, fleuris, mon écorce craque, je suis un amoncellement de couleuvres vivantes...”

 

            Il a dit vrai. A la vue de ce corps tout entier comme la tête de Méduse, le monde se pétrifie. La lave refroidie devient roc. Le fleuve s'arrête de couler. L'arbre se résume au dessin de ses branches. Le chaos mourant s'organise, les étoiles se fixent, le monde spectateur prend place, la fête commence, voyez :

 

            dressé à temps sur la terre qui avec rapidité durcit, encore luisant de la boue du déluge, les flancs étroits taillés comme la carène d'un vaisseau pour voler au-devant de ses actes, lui seul promis au Mouvement, à son supplice, à sa victoire, l'homme s'éveille, s'étire. IL VA DANSER.