DOC. n° 38 : Jean TARDIEU, Le miroir ébloui. Les portes de toile, 1993.
KANDINSKY
Ces oriflammes, ces
étoiles de mer, ces figures de blason sur champs d'azur et d'or, diagonales et
bandeaux de couleur, ces bactéries annelées, ces chamarrures en transparence,
ces gracieux, ces vifs aérolithes que l'on voit poindre puis disparaître
aussitôt dans le firmament de la vision intérieure quand nos paupières sont
irritées ou bien lorsque nous glissons vers le sommeil, d'où viennent-ils,
dites-moi, où vont-ils ?
Sont-ils les
projections, à notre taille, des mondes enfouis dans l'infini du microscopique
? Sont-ils au contraire la réduction, à notre mesure, des galaxies en déroute?
S'ils ne sont pas du domaine des causes, sont-ils seulement les effets d'une
identité nécessaire entre les formes différentes, quelque chose comme des
symboles épars dans l'univers, qui se rencontrent dans le creuset du regard :
un bolide égratigne la surface de la planète, une poussière irrite le globe de
nos yeux ?…
Pour l'orgueil de notre
condition, je préfère que ces images annoncent, au niveau de l'Instinct, le
désir, propre à notre esprit, de chercher, de trouver en nous-mêmes des signes
autonomes, des termes de comparaison avec ce qui est indicible, hors des
sentiers battus par une indigente "vérité".
Qui donc fait résonner
l'orchestre ? Est-ce le vent, la mer, le cri des bêtes ? Ce ne sont là que
balbutiements.
Aux sons musicaux qui ne
viennent de nulle part sinon de notre aptitude à rompre l'enchantement muet des
choses, répondent ces objets insolites, découpés, dentelés, ciselés, décisifs,
sertis d'émail, bariolés et vernis, se saluant, se frôlant, se recouvrant à
demi, montant et descendant, s'écartant, s'éloignant, - à la fin séparés comme
les constellations dans la neige bleue de la nuit. Nul n'a le droit de
contester leur dessin ni leur chorégraphie puisque toute ressemblance est
exclue.
Ils se sont glissés
entre le monde et nous. Quand nous sommes las de l'informe, ils offrent des
appuis incisifs et des enroulements précis aux vagues fumées de nos songes.
Mais, par définition, ils sont, pour toujours, ailleurs. Ils ont plaqué sur la
carte imaginaire les timbres contrôlés d'un incessant départ.