DOC. n° 37 : Wassily KANDINSKY, Du spirituel dans l'art, 1911 (version française de 1954).

 

 

            [...] Un grand triangle divisé en parties inégales, la plus petite et la plus aiguë au sommet, figure schématiquement assez bien la vie spirituelle. Plus on va vers la base, plus ces parties sont grandes, larges, spacieuses et hautes.

            Tout le triangle, d'un mouvement à peine sensible, avance et monte lentement et la partie la plus proche du sommet atteindra "demain" l'endroit où la pointe était "aujourd'hui"1. En d'autres termes, ce qui n'est encore aujourd'hui pour le reste du triangle qu'un radotage incompréhensible et n'a de sens que pour la pointe extrême, paraîtra demain à la partie qui en est la plus rapprochée, chargé d'émotions et de significations nouvelles.

            Parfois, à l'extrême pointe, il n'y a qu'un homme, tout seul. Sa vision égale son infinie tristesse. Et ceux qui sont le plus près de lui ne le comprennent pas. Dans leur indignation, ils Ie traitent d'imposteur, de demi-fou. Toute sa vie, solitaire, très loin au-dessus des autres, Beethoven fut, lui aussi, en butte à leurs outrages2. Combien de temps a-t-il fallu pour que la majeure partie du triangle parvienne à l'endroit où cet homme était seul autrefois ? En dépit de tous les  mouvements, sont-ils si nombreux ceux qui sont montés jusque-là ?

            Dans toutes les parties du triangle, on peut découvrir des artistes. Celui qui, parmi eux, est capable de regarder au-delà des limites de celle à laquelle il appartient est un prophète pour son entourage. Il aide à faire avancer le chariot récalcitrant. Mais que son regard ne soit pas assez pénétrant, que, pour une raison mesquine, il ferme délibérément les yeux ou qu'il en fasse un mauvais usage, alors ses compagnons le comprendront et lui feront fête. Plus il est près de la base, et plus grand est le nombre de ceux à qui ses paroles sont intelligibles. Cette foule est affamée, souvent même sans qu'elle en soit consciente, du pain spirituel qui convient à ses besoins. C'est ce pain que ses artistes lui tendent et c'est de ce pain que demain, quand elle prendra sa place, la couche suivante, à son tour, se nourrira.

            Ce schéma de la vie spirituelle n'en donne qu'une image incomplète. Il néglige tout un côté d'ombre, un grand pan obscur, une tache morte. Trop souvent ce pain devient la nourriture de tous ceux qui se tiennent sur un plan plus élevé. Mais, pour eux, il risque de devenir un poison. Une petite dose suffit à agir sur l'âme, à la faire glisser par degrés, de plus en plus bas. Absorbé à haute dose, ce poison entraîne l'âme dans sa chute brutale. Dans un de ces romans, Sienkiewicz compare la vie spirituelle à la nage ; celui qui ne travaille pas sans relâche et ne lutte pas sans cesse sombre immanquablement. C'est alors que le don naturel de l'homme, le "talent" (au sens évangélique du terme), peut devenir une malédiction pour l'artiste qui l'a reçu et aussi pour tous ceux qui mangent de ce pain empoisonné. L'artiste emploie son génie à flatter des besoins inférieurs ; il introduit un contenu impur dans une forme prétendument artistique. Il attire à lui les faibles, il les pervertit au contact des plus mauvais, il trompe les hommes et les aide à se tromper en les amenant à se persuader, eux-mêmes et d'autres avec eux, qu'ils ont soif du spirituel et que la source où ils étanchent leur soif est une source pure. De telles œuvres n'aident pas la montée vers les sommets, elles l'entravent ; elles font reculer ceux qui s'efforcent d'avancer et elles infectent l'air autour d'elles.

            Il y a dans le monde spirituel des périodes stériles, pauvres en talents, où nul ne tend aux hommes le pain qui donne l'illumination. Ce sont les périodes de décadence. Des âmes sans cesse tombent dans les rangs les plus inférieurs du triangle qui, dans son ensemble, donne l'impression d'être immobile. Mais en réalité, il rétrograde et descend. Dans ces époques muettes, où le regard est borné et se heurte aux ténèbres, les hommes attachent une valeur spéciale et exclusive aux succès extérieurs. Seuls comptent pour eux les biens matériels ; chaque progrès technique qui ne sert et ne peut servir qu'au corps est salué comme une victoire. Les forces purement spirituelles passent inaperçues.

            Ceux qui ont faim d'illumination, ceux qui voient restent à l'écart ; on les tourne en dérision, on les traite de fous. Mais ces quelques âmes rares résistent et veillent. Elles ont un besoin obscur de vie spirituelle, de science, de progrès. Elles gémissent, inconsolées et plaintives, dans le chœur des appétits grossiers, des jouisseurs avides des biens les plus matériels. Les ténèbres se font toujours plus pesantes. Le doute torture ces âmes inquiètes, l'angoisse les épuise. Autour d'elles, le gris s'épaissit. Mais ce lent obscurcissement leur fait peur et, de désespoir, elles se jettent dans la nuit. L'art dégradé de ces époques ne vise plus qu'à des fins matérielles. Il demande son inspiration aux sujets les plus vils, car il ne saurait y en avoir pour lui. [...]

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1. "Aujourd'hui" et "demain" doivent être pris ici dans le même sens que les "jours" de la création dans la Bible.

2. Weber, l'auteur du "Freischütz" , disait de la VIIe symphonie de Beethoven : "Ce génie vient d'atteindre le nec plus ultra de l'extravagance, Beethoven est maintenant mûr pour l'asile d'aliénés". Entendant pour la première fois, au début de la première partie, le passage où le mi revient avec une obstination si poignante, l'abbé Stadler ne put s'empêcher de dire à son voisin : "Encore et toujours ce mi ! Décidément, cet individu n'a pas plus de talent que d'idées". (Auguste Göllerich, Beethoven, p. 1. Collection "La Musique", éd. par R. Strauss.)