DOC. n° 36 : Pascal QUIGNARD, Georges de La Tour et Pascal
Quignard, 1991.
La phrase qu'écrivit
Gonse redécouvrant La Tour en 1900 est célèbre : "Comme le bon La Fontaine
qui demandait à tout venant : Avez-vous lu Baruch ?, je redirais volontiers aux
échos d'alentour : Connaissez-vous l'étrange et délicieux tableau du musée à
Rennes qui représente un nouveau né ?" Dans le Nouveau-né, la lumière de la chandelle est masquée derrière la main
levée. Elle hésite entre bénir ou protéger la flamme et se concentre sur
l'énigme d'un minuscule homme ligoté de bandelettes, qui sera un jour un mort.
Le bébé devient le foyer dont la clarté vient sculpter de sollicitude les deux
visages des jeunes femmes qui sont penchées vers lui. Chez La Tour, les dieux
sont sans nimbes, les anges sont sans ailes, les fantômes sans ombre. On ne
sait si c'est un enfant ou Jésus. Ou plutôt : tout enfant est Jésus. Toute
femme qui se penche sur son nouveau-né est Marie qui veille un fils qui va
mourir. Ce ne sont pas des toiles que peint La Tour, mais des images. A Rome,
on appelait images les têtes en cire, empreintes sur le visage des morts, qu'on
portait lors des funérailles, qu'on rangeait dans une petite armoire dans
l'atrium. Seuls les nobles avaient le droit d'images. Les ancêtres sont les
lares. Des empreintes de faces mortes deviennent dans nos cauchemars des dieux.
Les peintures ne
racontent pas un récit : elles font silence en demeurant à son affût. Elles
transforment la vie en son résumé. A la fois elles font du mystère la chose la
plus domestique et elles rendent subitement solennelles les molécules de la
condition humaine : naissance, séparation, sexualité, abandon, silence,
angoisse, mort. [...]