DOC. n° 35 : Jean-Marie LE CLEZIO, “Et l’ange arrête l’histoire du monde”, 1997 (Télérama Hors/série T 2096).
[...] Saint Joseph charpentier nous fait franchir le temps. Dans son échoppe, le vieil homme artisan travaille à équarrir un madrier à l’herminette. L’outil est comme l’homme, lissé, usé par l’ouvrage, fatigué mais puissant. Le corps de l’homme est tout entier dans le labeur, cassé aux reins pour mieux se pencher sur l’ouvrage, les bras sont forts. Les veines saillent aux poignets, sur les mains, le sang afflue au front, dilate les veinules sur les tempes.
Assis en face de lui, l’enfant éclaire et le regarde. L’enfant est d’une beauté irréelle, tragique. Il est diaphane, son visage brille de la même lumière surnaturelle qui éclairait le visage de l’ange. L’enfant est bien le fils de l’ange, c’est à dire de la lumière qui a engrossé Marie. De l’autre côté de la flamme, Joseph n’a pas changé. Il est le même homme fort et doux qui s’était endormi dans sa chambre et que l’ange avait touché de sa main. L’histoire avance, elle se déroule sans reniement, sans parole. L’ange est entré dans le monde, par la nuit, au moyen de cette lumière toujours si verticale, cette lumière si éblouissante qu’il faut l’arrêter de la main, cette lumière qui est le véritable aliment, la substance de la grâce.
Le geste de Jésus qui touche la flamme, qui indique la lumière, le geste qui protège et détermine. La très grande audace de la jeunesse, face à l’humilité de l’homme au travail.
L’enfant héros, l’enfant à la posture de lutteur, herculéen.
L’enfant touche de la main la flamme (presque anamorphique comme le crâne allongé dans Les Ambassadeurs, de Holbein). La flamme est esprit, elle est l’âme de l’ange, la présence divine. Contre la flamme, la main de l’enfant légère, transparente, innervée de sang, montre son squelette.
L’enfant regarde fixement, sa bouche est entrouverte, comme s’il allait parler, et Joseph attend, mais ce n’est qu’un souffle qui passe, qui use le sommet de la flamme.
Un ange qui passe.
Etrangeté de la réalité, car ici tout est net, figé, précis, jusqu’aux craquelures de la cire fondue, jusqu’à l’ombre de la nuit d’où jaillissent ces corps presque funèbres, s’ils n’étaient aussi pleins de sang et de force. La seule image diffuse, c’est celle de la flamme, l’origine de cette lumière qu’on ne voit pas, mais qu’on doit deviner derrière l’écran du réel.
Image de Dieu, visible parfaitement dans sa création, selon ce que disent les croyants. Comme si du néant, encore, de la noirceur, de la mort froide et muette, l’enfant-Dieu prenait la substance et la faisait vivre de sa flamme. Est-ce pour cela que Georges de La Tour met le feu entre les mains des femmes et des enfants, messagers de la vie ? […]