DOC. n° 34 : Pascal QUIGNARD, Georges de La Tour et Pascal Quignard, 1991.

 

 

            [...] Saint Joseph est dans son atelier : c'est une cave étouffante. C'est le premier grand monochrome de La Tour. Les deux êtres ignorent qu'ils sont vus. Georges de La Tour parvient toujours à cette impression de distance et d'arrêt éternel. Saint Joseph est maigre, et l'apparence qu'offre son corps est creusée avec un réalisme que la faim qui vient d'être côtoyée tourmente encore. L'enfant qui apporte la lumière est une apparition chaussée de socques de moines, les genoux violemment éclairés, la tunique serrée très haut. La main qui tient la chandelle est seule à avoir des doigts qui sont si longs. Le visage est le vrai foyer de la clarté, lèvres gonflées, l'œil grand ouvert sur plus grand et sur plus lointain que ce qu'il voit.

 

            L'homme est la force même devenue chair, grand tablier serré à la taille, veines gonflées sur le front, muscles saillant, mains énormes, pieds larges. L'enfant a le regard plein de douceur, sans crainte,  et contemple.  Les objets bruns et bleus sont vus de haut : deux blocs de bois, un maillet, un foret, un ciseau. A l'aide du foret et des muscles la croix s'élève dans l'image. On comprend  alors à quoi le jeune dieu rêve mélancoliquement. L'enfant sent croître en lui la divinité comme la croix croît sous les doigts de son père. On pourrait intituler cette scène à l'aide d'un jeu de mots comme on fait dans les rêves : "La croix croît". Il y a une vie cachée dans l'enfance qui est la préfiguration de ce qui va être vécu et qui l'imprègne. Un fils de charpentier ne peut finir que cloué sur du bois. Un fils de boulanger ne peut finir que dans des images carmin qui cuisent dans le four durant les dernières heures de la nuit. L'enfant retient encore le secret du royaume du non-langage comme la durée impatiente de l'enfance met en place l'énigme que l'avenir et le dernier souffle seuls dévoilent. [...]