DOC. n° 33 : Pascal QUIGNARD, Georges
de La Tour et Pascal Quignard,
1991.
Tallemant des Réaux rapporte que M.
Duret, le médecin le plus célèbre de son temps - le médecin ordinaire du roi
Henri IV -, s'était mis dans la fantaisie que le feu lui était contraire. Il
faisait verser de l'eau dans les âtres quand il y percevait des braises. Il
tremblait devant les chandelles.
Le XVIIe siècle s'ouvre
ainsi. En l600, à Paris, un homme ne supportait pas d'être dans la même pièce
qu'une flamme ou un feu. En l600, à Vic, un enfant de sept ans, comme il se
tient devant un four de boulanger, ignore qu'il va consacrer sa vie à cela : un
tête-à-tête de l'homme avec lui-même à l'aide d'une flamme.
Il y eut deux grandes chandelles
dans notre histoire et elles ont coïncidé dans le temps : les leçons de
ténèbres de la musique baroque, les chandelles des toiles de La Tour. Les
offices des Ténèbres, lors de la Semaine sainte, constituaient un rite au cours
duquel on éteignait une à une, dans le chant, les lettres hébraïques qui
forment le nom de Dieu et, une à une, grâce au souffle d'un enfant en robe
rouge et en surplis, les bougies qui les représentaient dans l'obscurité de
l'agonie. On chantait les Lamentations
de Jérémie et les soupirs de Madeleine. Les
versets des Lamentations étaient
entrecoupés de vocalises
sur les lettres
hébraïques placées en acrostiche :
"Aleph. Moi, il m'a conduit dans la ténèbre
Sans chandelle, il m'a fait marcher.
Bèt.
Il a consumé ma chair et ma peau.
Il a cerné ma tête de fatigue :
II m'a fait habiter les ténèbres
Avec les morts de jadis."
Tomas de Victoria, Thomas Tallis,
Charpentier, Lambert, Delalande, Couperin, Jean Gilles ont composé les plus
belles Leçons de Ténèbres. La première moitié du XVIIe siècle fut à
la fois une Renaissance poursuivie et une immense vague religieuse. Cette vague
s'élève et s'accroît de la fin des guerres de Religion à la mort de Louis XIII,
c'est-à-dire de 1594 à 1643, ou encore jusqu'à la mort de Mazarin, en 1661. Les
images de Georges de La Tour ne peuvent se comprendre sans Bérulle, sans
Saint-Cyran ou sans Esprit. Ils croyaient à l'idée d'une reviviscence de la
vraie piété initiale, sévère, antique, pure, majestueuse. Pour la Contre
Réforme, à l'idée de restauration du christianisme des premiers siècles s'est
toujours mêlée une rêverie sur la Rome primitive.
Il fit de la nuit son royaume. C'est
une nuit intérieure : un logis humble et clos où il y a un corps humain qu'une
petite source de lumière éclaire en partie. Telle est l'unité de l'épiphanie : 1.
la nuit, 2. la lueur, 3. le silence, 4. le logis clos, 5. le corps humain.
Quelques grandes couleurs vigoureuses auprès desquelles Le Nain paraît froid,
triste, vert, grisé. Les orange et les rouges de La Tour brûlent par-delà le
temps comme des braises. Ce qui n'est qu'un reportage sur une toile des Le Nain
devient une scène éternelle. Une masse brune, une flamme citron, un rouge
franc, un vermillon plus sourd, une grandeur triste. Je songe à la préface de Racine en tête de Bérénice, qui date de 1670,
et qui dit que tout doit se ressentir de cette "tristesse
majestueuse" qui fait le plaisir de la tragédie. Louis Racine rapporte que
son père, un jour où il avait mené La Fontaine à l'office des Ténèbres, le vit
qui s'ennuyait des chants dans l'ombre et lui tendit une petite bible ouverte à
la page de la Prière des Juifs de Baruch. Les
jours suivants, arrêtant
les gens dans la rue, Jean de La Fontaine
demandait : "Avez-vous lu Baruch ? C'était un beau génie."
Ils étaient comme les Grecs du Ve
siècle et ils le savaient. Le génie français est sublime et modeste. Poussin,
La Fontaine, Couperin ne se haussaient pas. La Tour fut un des derniers génies
de la Renaissance. Il s'opposa à la peinture de son époque : au baroque sensuel
et drapé de Vouet, au classicisme humaniste et plein d'embarras de Poussin.
Contempler la peinture a pour lui encore le vieux sens : prier devant l'image
douloureuse. Ses toiles furent autant de variations sur le crucifix où Dieu est
cloué dans la nuit du samedi saint. [...]