DOC. n° 32 : Jean TARDIEU, Le miroir ébloui. Les portes de toile,
1993.
GEORGES DE
LA TOUR
Les personnages qui, sans un mot,
lisent, songent ou pleurent dans la pénombre ne font pas connaître leurs
pensées, mais, à voir la façon dont leur main protège la flamme étroite et
froide qui les éclaire d'un seul côté, à voir la façon dont leur regard se fixe
au loin, ou bien au contraire se cache sous les paupières baissées, nous
tremblons déjà de comprendre qu'il se passe en eux, autour d'eux, au-dessus
d'eux, un événement sans âge et sans fin, un mystère (pour nous ou pour
personne) qui se prolonge et se maintient secret, contraignant au mutisme et à
la crainte.
Aucun doute : ils SAVENT. Mais ce
savoir paraît inavouable. C'est peut-être un fardeau si lourd, si vaste, si
disproportionné à la nature humaine qu'il ne peut que les ramener aux humbles besognes,
à la résignation, à la pauvreté.
Quel terrible mystère, en effet, que
celui qui NE NOUS CONCERNERAIT PAS et suivrait quelque part dans l'éther
nocturne son cours majestueux et indifférent, pendant que les hommes souffrent
et meurent, veillent ou dorment pour eux-mêmes ! Quelle stupeur grave et quelle
absence se liraient sur les visages !
Tout sourire et aussi tout sommeil à
jamais serait banni de notre séjour et l'enfant à minuit continuerait
d'éclairer avec une torche le charpentier ployé sur son ouvrage, et la voisine
abriterait de sa main la flamme d'une chandelle tandis que la jeune mère
tiendrait son nouveau-né sur ses genoux de bure et le contemplerait d'un regard
irrémédiablement dénué d'expression. Hors du temps, dans l'insomnie perpétuelle,
chacun serait à sa place inutile et désespérée, tout serait l'œuvre de la nuit
et la face des êtres aurait pris à la longue la couleur de la cire... Or,
là-bas, au-dehors, dans le silence d'une durée indéfinie, se passerait la Chose
Incompréhensible.
Cette chose, ce pourrait être la
Divinité annoncée par le Dogme vénérable, - et ces jeunes mères et ces
charpentiers et ces filles pieds nus, en haillons, rêvant près d'une veilleuse,
pourraient bien être les héros et les symboles d'une très antique Aventure
surnaturelle...
Mais pour nous, qui ne savons pas la théologie et qui aimons naïvement l'opacité des corps lorsque, interceptant la lumière sauf en quelque côté de leur contour, ils manifestent par ce moyen leur poids et leur présence, nous qui voyons comment les accidents variables du monde, les visages, les gestes, les vêtements, toutes les choses, sont secrètement charpentés par une primordiale géométrie, - reconnaissons dans l'ovale de ces faces translucides, dans le signe horizontal de ces mains diaphanes comme des coupes d'albâtre, dans ces apparitions vêtues à la façon de simples servantes et ne révélant leur grandeur que par l'articulation inusitée de leurs gestes, reconnaissons dans ces formes glabres, dans ces robes aux angles empesés et nets, dans ces pans de ténèbres rigides coupés de cercles lumineux, un mystère plus ancien que tous les autres : celui de la naissance auguste des Volumes dans la pénombre redoutable du Chaos.