DOC. n° 30 : Jean TARDIEU, Le miroir ébloui. Les
portes de toile, 1993.
Qui
donc, ayant franchi le haut portail et se tenant
fasciné sur le seuil,
songerait
à rentrer dans ses limites ? Qui donc,
ayant
dépassé l'éblouissement de l'origine,
pour
suivre à la trace les couteaux de la couleur
partageant le monde,
songerait
à revenir de ce côté-ci ? Qui donc,
délivré
de la pesanteur et planant
sur
la cité de l'aigu et du suraigu, sur le cortège des
cimes,
songerait
à regagner les abris maintenant dérisoires ? .
De
haut, mais sans proie et sans haine, je contemple
le
plan des villes disparues et, au lointain,
les
babylones qui nous viennent des limbes
et
se ramassent dans l'enfantement de la vitesse
perspective.
Un
geste de la main, poignée par poignée, distribue
les
projets, les obliques, les verticales (mais avec fruit,
avec fraîcheur),
tout
ce qu'il faut pour ensemencer
l'espace
à claire-voie, visible et vivant. La flèche
fuse
et la face des heures sur elles-mêmes tourne sans
bruit.
Toutes
les choses comme une infinité de volets
pivotent
et s'entrebâillent : ce que l'on aperçoit au
travers est au-delà.
Je
n'habiterai plus désormais que dans cette ville
inconnue,
à
l'extrémité des échafaudages, au-delà des saisons,
sur
les passerelles encore tremblantes du piétinement
des multitudes,
dans
le silence des portes envolées,
là
où se tait la personne qui songe et prend pitié,
là
où rien n'arrête le regard,
au-dessus
des ponts qui, un jour, viendront de tous
les côtés,
remplacer
l'obstacle et la séparation
par
l'intervalle et par la rencontre.
“C'est
pourquoi, dit-elle à voix lente, dès ce monde-ci,
dès
aujourd'hui, je reste calme,
droite,
attentive, sans peur,
la
paume des mains posée à plat
pour
repousser toutes les murailles,
pour
vaincre
avec
le souffle seul,
sans
autre force
que
la patience
empruntée aux pierres,
sans
armes
sinon
le
sourire
qui
attend,
qui
mesure
et
dit :
Je sais.”