DOC. n° 29 :
Jean TARDIEU, Le miroir ébloui. Les portes de toile, 1993.
VIEIRA DA SILVA
Entre,
espace, mon hôte ! Blanc, écarlate ou bleu selon l'heure. Toutes ces petites
portes du haut en bas de la création seront ouvertes sur tous les seuils pour
t'accueillir. Tu seras libre de faire vibrer et miroiter le quadrillage des
reflets qui bougent dans la lumière. Fragments éparpillés, traces légères du
sang des couleurs sur la neige, lances effilées du soleil, pluie d'éclairs et
d'ombres se recoupent avec les lignes obliques de l'horizon. Cela fait un tissu
d'alvéoles dont je ne connais pas la surface, mais dont la trame et l'envers me
parlent davantage.
Je
traverse avec aisance la ville entière. Je gravis des armatures de fer, grises
et pâles comme des buées. Me voici au pied d'un mur de plume et de laine. Il
bascule et devient un haut plateau doucement incliné, penché par l'orage. Comme
un point lancé hors d'un plan, je m'élève encore. Je vois la cité qui fut ou
qui sera. D'en haut, ce ne sont que des lignes croisées, interrompues, un
damier de traces à peine ombrées, plan de ruines, plan du futur, tel que le
voit l'archéologue avec son œil d'aigle ou l'architecte avec ses pattes de
compas. Tout à coup je retombe. Au fond des rues, dans la pénombre lunaire, je
vois la découpure des toits, des tours, des cheminées. Mais il y a toujours
l'espace : la liberté des nuages coule dans mes veines.
Ce monde
est un monde à claire-voie. Un monde traversé. Les épaisseurs se sont
effritées, effondrées. Tout sort de soi-même dans l'émerveillement du rêve qui
nous rend libres. Tout communique et s'ouvre, feuille, fleur, volet, rocher,
signaux lumineux, durées inégales suggérant un langage chiffré.
Que dire,
sinon l'obsédante présence et les énigmes inlassables de la réalité ? Si nous
naissions soudain à l'âge d'homme, ignorants mais le regard frais, nous ne
verrions qu'un semblable mirage, qui nous atteindrait en plein cœur, éveillant
en nous des émotions immédiates et violentes, mais dont la signification nous
serait inconnue.
Voici des
traits gris noir entrecroisés, par où fuient des rouges, des pâleurs, des fumées,
des appuis foncés. Une étendue blanche, à peine fondue au bleu, roussie par
places, parfois teintée de mauve ou salie de bistre, respire au travers de ces
mailles qui se resserrent ou s'élargissent, comme si le vent les secouait dans
l'équilibre de l'espace réparti ; c'est bien ainsi que se métamorphose en moi
tel aspect changeant de la terre où nous vivons, tel moment de la vérité.
La vérité
surtout, c'est le Passage, cette modulation du temps coloré, ce train qui
glisse et nous emporte et nous installe dans la vitesse. Partis du souvenir des
choses, que l'oubli dévore à moitié, méditant sur ce qui change au-dehors aussi
bien qu'en nous-mêmes, nous voyons ce qui éclate, ce qui s'éparpille et
tourbillonne - plutôt que l'antique illusion de la stabilité.
Cependant,
à cet étage supérieur, s'élabore une nouvelle structure, flexible et fine comme
l'épée. Elle naît du mouvement lui-même qui lance à l'horizon les rails, les
ponts suspendus, les trajectoires sans fin, - dans le registre de l'aigu, dans la
demeure des oiseaux.
Je
n'habiterai plus désormais que cette cité inconnue, entre hier et demain, à
l'extrémité des échafaudages, où le grand air circule, où la paume des mains
posée à plat sur les choses les fait tourner sans effort, où les pierres deviennent
transparentes et irisées comme des bulles, où la lourdeur cède à la
délicatesse, - où l'on peut vaincre avec le souffle seul, sans autre ruse
qu'une pure patience, attentive au Conseil intérieur.