DOC.
n° 27 : Claude LEVI-STRAUSS, Regarder, écouter, lire. En
regardant Poussin, IV, 1993.
[...] Nul doute qu'avant de se
mettre à l'ouvrage, Poussin n'ait longuement médité sur Genèse XXIV. Il n'a pas interprété le chapitre dans les termes que l'anthropologue
emploierait aujourd'hui, mais il en avait certainement pénétré l'esprit.
Le problème du mariage de Rebecca
(comme, plus tard, celui de Rachel) résulte d'une contradiction entre ce que
les juristes de l'Ancien Régime ont appelé la race et la terre. Sur
l'ordre du Tout-Puissant, Abraham et les siens ont quitté leur pays d'origine,
en Syrie mésopotamienne, pour s'établir très loin vers l'ouest. Mais Abraham
rejette toute idée de mariage avec les premiers occupants : il veut que son
fils Isaac épouse une fille de son sang. Et comme il est interdit à l'un et à
l'autre de s'absenter de la Terre promise, Abraham envoie Eliezer son homme de
confiance, chez ses lointains parents pour en ramener Rebecca.
Telle est la situation qu'illustre
le tableau. Au premier plan, un homme (le seul de tous les personnages) et une
femme, dans un tête-à-tête symbolique du mariage qui se prépare. Pour le reste,
rien que des femmes (la "race"), et de la pierre (la
"terre"). En un point précis du tableau, Poussin apporte, formulée en
termes plastiques, la solution du problème. Du groupe agité des femmes de
gauche, l'œil passe, par le duo déjà plus calme des protagonistes, aux figures
immobiles et presque figées de la partie droite, et surtout à la femme
critiquée par Philippe de Champaigne comme étant démarquée de l'antique. Or
cette figure statuesque, déjà de pierre ("Poussin, trop épris de l'Antique, a donné dans la pierre",
disait Roger de Piles), non seulement par la forme, mais aussi par un coloris
équivoque (qui tranche singulièrement avec le reste) réalise la synthèse d'une
effigie encore humaine (qui tient donc de la "race") et du pilier de
maçonnerie (déjà la "terre") surmonté d'une sphère, sur lequel la
femme se profile et auquel elle semble presque adhérer : représentation
géométrique - on dirait volontiers "cubiste" - d'une femme portant
une cruche sur la tête dans un équilibre précaire, et rendu stable désormais.
Agrandissement aussi, à une échelle monumentale, d'une autre femme (pas par
hasard, sans doute, portrait craché de Rebecca) qui domine le groupe de gauche
dans cette posture. A cet égard on notera le triangle formé par la cruche
qu'elle porte sur la tête (instable), la
cruche au-dessous d'elle (ou celle de Rebecca) posée par terre (stable),
et la cruche sur laquelle s'accoude la figure statues que, qui est à
mi-hauteur.
Du pilier en maçonnerie, l'œil
revient vers la gauche ; et, passant par une vue de nature sous un ciel
tourmenté (rappel d'un déséquilibre initial, chassé dans les lointains), s'arrête
définitivement cette fois, sur des édifices solides, symbole de la terre
durablement habitée dont le mariage d'Isaac et Rebecca réussira la fusion avec
la race, figurée par des humaines si ressemblantes entre elles qu'elles
représentent, plutôt que des personnes individuelles, le sexe féminin en général, par lequel la continuité du sang se
transmet.