DOC. n° 24 : Philippe de CHAMPAIGNE, L'Enlèvement de Déjanire du Guide. Conférence du 26 mai 1674.

 

 

            Voici, Messieurs, un grand sujet pour méditer sur la vigoureuse manière dont Guide s'est avantageusement servi pour exprimer la nature.

 

            Il me semble, Messieurs, que cet habile peintre est arrivé dans cet ouvrage à un point qui approche fort de joindre ensemble les deux parties si nécessaires pour faire un peintre parfait, lesquelles ont servi si souvent d'entretien à la Compagnie, parce qu'elles se trouvent si rarement jointes à une seule personne, qui est le dessin et la belle méthode de peindre.

 

            L'on voit dans ce travail l'utilité de ces deux parties pour bien exprimer la nature ; car la belle manière de peindre ne s'est occupée ici qu'à exprimer le dessin, et le beau dessin à soutenir merveilleusement la couleur, de sorte que  ces deux parties ont fait un heureux mariage ensemble, qui est touchant à un point très sensible ; car il faut avouer qu'il n'y a rien qui soit capable de donner tant de plaisir que de voir ensemble ce qui fait la perfection de la peinture.

 

            Le sujet de ce tableau, qui est l'enlèvement de Déjanire, femme d'Hercule, par le centaure Nessus, est magnifiquement traité et fort bien exprimé. L'on voit la joie, fort bien dépeinte dans le visage brutal du centaure, d'être venu à bout de son entreprise du ravissement de sa belle proie ; il est dans l'action de la mettre à terre. Ses deux bras élevés lui font faire une attitude avantageuse à faire voir la beauté des bras et des épaules aussi bien que du corps, qui toutes ensemble conspirent à faire l'expression d'un effort extraordinaire, et qui font voir en même temps toutes les belles parties du corps qui sont traitées avec tendresse, nonobstant la force qu'il leur a donnée.

 

            Mais il me semble, Messieurs, qu'on pourrait néanmoins désirer que les contours du bras, du côte du jour, fussent moins coupés et plus adoucis, parce que sans doute cela empêche d'arrondir ces parties-là.

 

            Déjanire exprime, dans le tout ensemble de sa figure, la douleur qui l'occupe ; sa tête est admirable, et semble implorer le ciel d'avoir égard à son malheur et de la secourir dans l'extrémité où elle se trouve : il serait difficile de désirer quelque chose de plus pour le sujet à cet admirable air de fête, ses draperies agissent par le vent très naturellement et font un bel effet. Le pied gauche, qu'elle feint de préparer pour se mettre à terre, paraît, avec la jambe être un peu verdi, ce que j'attribue au changement des couleurs depuis le moment que le tableau a été peint. Pour ce qui regarde le reste du tableau l'on pourrait souhaiter que l'eau soit un peu plus naturelle et plus agitée et que le corps du cheval ne fût pas si attaché avec elle ; il peut avoir négligé cette partie pour ne donner de l'éclat qu'aux figures seules.

 

            Ce peu de paroles que je viens de dire, Messieurs, avec la beauté du tableau vous peuvent suffisamment fournir de sujet d'entretien, ce qui me fait arrêter, vous priant de jeter les yeux sur ce rare ouvrage.

 

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Conférences inédites de l'Académie royale de peinture et de sculpture d'après les manuscrits des archives de l'Ecole des beaux-arts, par André Fontaine, Paris 1903.