DOC.
n° 20 : Charles BAUDELAIRE. Les Fleurs du mal. "Les Phares" (texte de 1861)
Rubens,
fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
Oreiller
de chair fraîche où l'on ne peut aimer,
Mais
où la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme
l'air dans le ciel et la mer dans la mer ;
Léonard
de Vinci, miroir profond et sombre,
Où
des anges charmants, avec un doux souris
Tout
chargé de mystère, apparaissent à l'ombre
Des
glaciers et des pins qui ferment leur pays ;
Rembrandt,
triste hôpital tout rempli de murmures,
Et
d'un grand crucifix décoré seulement,
Où
la prière en pleurs s'exhale des ordures,
Et
d'un rayon d'hiver traversé brusquement ;
Michel-Ange,
lieu vague où l'on voit des Hercules
Se
mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des
fantômes puissants qui, dans les crépuscules
Déchirent
leur suaire en étirant leurs doigts ;
Colères
de boxeur, impudences de faune,
Toi
qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand
cœur gonflé d'orgueil, homme débile et
jaune,
Puget,
mélancolique empereur des forçats ;
Watteau,
ce carnaval où bien des cœurs illustres,
Comme
des papillons, errent en flamboyant,
Décors
frais et légers éclairés par des lustres
Qui
versent la folie à ce bal tournoyant ;
Goya,
cauchemar plein de choses inconnues,
De
fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De
vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
Pour
tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
Delacroix,
lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé
par un bois de sapin toujours vert,
Où,
sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent,
comme un soupir étouffé de Weber ;
Ces
malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces
extases, ces cris, ces pleurs, ces Te
Deum,
Sont
un écho redit par mille labyrinthes ;
C'est
pour les cœurs mortels un divin opium !
C'est
un cri répété par mille sentinelles,
Un
ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C'est
un phare allumé sur mille citadelles,
Un
appel de chasseurs perdus dans les grands bois
Car
c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que
nous puissions donner de notre dignité
Que
cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
Quelques notes complémentaires pour une analyse linéaire