DOC. N° 16 : Jean
TARDIEU, Le miroir ébloui. Propos de
toiles, 1993.
Avant- propos
Comme les signes écrits, les
sortilèges de la peinture, même lorsqu'ils édifient une perspective lointaine,
n'utilisent, pour se fixer et pour nous convaincre, que des supports dont
l'épaisseur pourrait être tenue pour nulle : un enduit sur un mur, une planche
amincie, une feuille de papier, une toile tendue, - bref de simples “plans”,
des coupes dans l'espace, de purs intervalles entre les volumes de la
géométrie.
Cependant, pour le peintre comme
pour l'amateur de tableaux, ces sortes d'abstractions que constituent les
surfaces planes recouvertes de couleurs possèdent un double pouvoir
d'envoûtement : dans la réalité de la matière, ce relief de quelques
millimètres à peine suggère toute la richesse, la diversité, la saveur, le
grain visible ou tactile d'un modelé inépuisable et, dans l'imaginaire, toute
la fantasmagorie du possible, les réserves infinies de l'invention picturale (y compris la prouesse
ultime qui est de nier la peinture), comme si le cadre de la toile était la
porte d'un théâtre.
C'est un théâtre, en effet, mais de
dimensions variables, qui serait tantôt minuscule, tantôt immense et où,
paradoxalement, le spectacle se présenterait tout entier devant le rideau.
Théâtre singulier, éloquent et taciturne, peuplé de bouches qui vocifèrent sans
que l'on entende un son, d'épées brandies qui ne retomberont pas, de galops qui
se prolongent indéfiniment dans l'immobile, de beaux visages inexpressifs sur
lesquels, comme une lueur ou comme une ombre, passe un reflet qui les
transfigure et leur donne leur vrai “sens”, de couleurs assemblées pour faire
violence à toutes les syntaxes reconnues, pour nous contraindre à forger
d'autres termes. A coup sûr, ce qui nous attire et nous fascine, devant cette
procession de clameurs gelées, d'instants éternisés dans leur fuite, c'est leur
ambiguïté, inépuisable réservoir de significations.
Parvenu à ce point où son œuvre nous
parle immédiatement, sans le secours des mots, avec une telle abondance, un tel
don de persuasion et de surprise que nous en avons, souvent le souffle coupé,
le peintre peut, à juste titre, considérer que son but est atteint, que sa
mission essentielle est accomplie.
Mais nous autres, nous qui ne
saurions vivre en société sans échanger, avec nos semblables, des commentaires
sur ce qui nous advient, nous n'avons pas d'autres moyens que la parole pour rendre
compte de notre étonnement, de notre délectation, de tout ce qui se met en
route dans notre esprit à la vue d'une toile de maître.
Quelle que soit la valeur de ces
commentaires, quelle que soit leur place aux divers niveaux de la connaissance
ou de la révolte, ils ont donc ceci de commun qu'ils arrachent les arts
plastiques à leur superbe et apparent mutisme et les font descendre sur la
place publique, là où s'échangent les produits, précieux ou dégradés, de la
désignation générale. A l'éclat solitaire d'une grandeur qui, semble-t-il,
serait capable d'exister “en soi” quand bien même personne jamais n'en serait
le témoin, se substitue le pouvoir plus impur, mais plus accessible et plus
répandu, d'être un objet de communication.
Parmi les multiples aspects du
commentaire, il en est un qui, renonçant à expliquer, s'oriente vers une
transposition tout à fait libre et tout à fait subjective, n'ayant d'autre but
que de créer des “objets d'expression” par rapport à telle œuvre (ou à tel
ensemble d'œuvres), exactement comme l'artiste lui-même revendique le droit de
s'exprimer librement à partir de sa propre exigence.
On sait que cette voie fut choisie pour la première fois par Charles Baudelaire
dans un poème qui, d'un seul coup, inaugurait une façon nouvelle de parler de
la peinture en établissant, sous la forme d'images verbales, des termes
d'équivalence entre le modèle plastique et sa traduction poétique.
Sur ses traces, j'ai tenté de
m'engager à mon tour (non point par démesure, mais au contraire par modestie)
chaque fois que j'ai éprouvé un attrait irrésistible pour l'œuvre de tel ou tel artiste, ancien ou moderne et
que j'ai souhaité en devenir le traducteur.
C'était une entreprise, à vrai dire
ambitieuse, mais surtout difficile et menacée de malentendus dès le départ, à
cause du parti pris, en apparence arbitraire, de tout texte qui, à tort ou à
raison, porte le titre contestable de “poème”. En fait, l'arbitraire a ses
lois, comme le hasard et, on l'a dit cent fois à la suite d'André Gide, c'est
en étant lui-même avec le plus de sincérité que l'écrivain a le plus de chances
d'être compris des autres.
Pourtant il y avait autre chose qui
me poussait à cette recherche “arbitraire” ou, disons, singulière, - quelque
chose qui tenait peut-être davantage à certains défauts de mon esprit qu'à
cette sorte de passion envieuse et jalouse que j'ai toujours éprouvée pour le
langage particulier des arts - des sons et des couleurs surtout -, pour la
désinvolture avec laquelle, sautant par-dessus la parole, ils établissent un
contact direct entre les perceptions et la pensée
Souvent, en effet, il m'a semblé que
je voyais et entendais ce qui frappe nos sens sous une forme fugitive,
étincelante mais fragmentaire, comme si les objets de ce monde n'étaient que
des épaves en flammes, un instant apparues, aussitôt disparues, emportées par
un torrent dont je percevais la rumeur en moi et hors de moi.
Quant aux mots de notre langue, ils
me parvenaient éclatants et sonores, mais souvent vidés de toute signification
et toujours prêts (même les plus simples) à exprimer autre chose que l'usage
poreux et disponibles, ils étaient faits pour être traversés, beaucoup plus que
pour contenir, beaucoup plus pour l'explosion que pour la fixation des sons, -
bref des fluides en mouvement plutôt que des “termes” imposés.
Voilà pourquoi sans doute, partagé
entre la menace d'une dispersion totale et la volonté de cohésion, je trouvais
nourriture et réconfort dans le superbe défi jeté par les peintres ou par les
musiciens à l'incohérence, à la cruauté de l'abîme.
Cette disposition fut confirmée et
comme justifiée lorsque à la faveur des circonstances tragiques qui nous
rendaient plus précieuses certaines valeurs humaines de nos arts, valeurs en
grand péril de mort comme la société tout entière, quelques maîtres que nous
avions crus ensevelis par le désastre se relevèrent “aux yeux du souvenir”,
avec un frais visage intact et plus que jamais désignés pour être les
intercesseurs entre notre solitude et les vérités cachées qui fondent la
permanence du réel.
Quand l'ensemble mouvant des choses
créées appelle en nous, à tous les étages du savoir, tant de questions et tant
de réponses, comment cet univers second surgi du cerveau des artistes (surtout
celui qui se libère de toute ressemblance) ne serait-il pas à la source d'une
interrogation plus pressante encore et plus diverse ? Comment ne serait-il pas
destiné à susciter un vocabulaire dérouté, déplacé à dessein, qui corresponde à
l'infatigable naissance de l'invention et qui pourtant puise ses éléments dans
la masse des termes admis ?
Pour faire ainsi passer les œuvres
dans la communication et leur donner le prolongement qu'exige tout dialogue,
sans pour cela dévaluer leur caractère secret et inentamable, il me fallait,
selon l'exemple que je viens de citer, chercher un discours différent de celui
qui nous sert à comprendre. Ni description, ni analyse, ni nomenclature, ni
explication, ni classement (ou déclassement) historique. Des amalgames verbaux
formés d'allusions, des plongées dans l'en-deçà de la signification, dans les
circuits d'un antilangage, d'un presque-dire ou même d'un rien-dire, qui serait
comme la racine de nos paroles, comme un retour balbutié au non-sens originel.
Après m'être remémoré (ou avoir revu
et ré-écouté avec la plus grande attention) les créations d'un peintre ou d'un
musicien, j'attendais que la voix des œuvres eut déposé dans mon esprit des
sédiments d'images, spontanément issus de cette concentration, ou plutôt de
cette sorte d'absence personnelle : je me voulais désert et transparent afin de
devenir un piège pour les mots.
C'était, chaque fois, un problème
différent, chaque fois la recherche d'un autre rythme, presque d'une autre langue.
Et puis venait, bien entendu, l'interminable mise au point du texte brut,
travail cent fois détruit et repris, qu'il serait vain de retracer. (Tels
écrivains ont su, mieux que je ne saurais le faire, tenir leur “journal de
bord”, au moment où le créateur se critique lui-même et se regarde écrire.)
Ainsi, les yeux fixés sur le chemin
plein d'embûches qui s'engage dans les fourrés de la parole, aidé par le réseau
croisé des “phares” que dirige sur l'opacité du réel le génie des peintres et
des musiciens, j'avançais, de figure en figure, essayant de n'être pas aveuglé
par cet orage sans cesse renaissant qui menace notre fragilité et tantôt se
dérobe sous la rassurante apparence des choses, tantôt épouse notre désordre
pour nous séduire et pour nous perdre.
(Paris, 1969.)