DOC. n° 15 : Georges DIDI-HUBERMAN, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, 1990.

 

L'APORIE DU DÉTAIL

 

            C'est un fait d'expérience sans cesse rééprouvé, inépuisable, lancinant : la peinture, qui n'a pas de coulisses, qui montre tout, tout en même temps, sur une même superficie - la peinture est douée d'une étrange et formidable capacité de dissimulation. Elle ne cessera jamais d'être là, devant nous, comme un lointain, une puissance, jamais comme l'acte tout à fait.  A quoi cela tient-il ? Autant, sans doute, à son statut matériel - la matière peinture - qu'à sa position temporelle, ontologique ; cela tient aussi, inséparablement, à la modalité toujours défective de notre regard. Le nombre de choses que nous ne distinguons pas dans la peinture est confondant.

 

            On ne saura donc jamais, heuristiquement parlant, regarder un tableau. C'est que savoir et regard n'ont absolument pas le même mode d'être. Ainsi, face au péril que s'effondre toute discipline cognitive de l'art, l'historien ou le sémioticien sera implicitement porté à détourner la question : de cette peinture, qui sans cesse lui échappe en l'intégralité de sa signifiance, de cette peinture il dira  : “Je ne l'ai pas assez vue ; pour en savoir quelque chose de plus, je dois à présent la voir en détail... ”.  La voir, et non la regarder : car voir sait mieux s'approcher, anticiper ou bien mimer l'acte, supposé souverain, du savoir. Voir en détail serait donc le petit organon de toute science de l'art. Cela ne semble-t-il pas aller de soi ? On suggérera pourtant un questionnement : que peut bien signifier en droit une connaissance détaillée de la peinture ?

 

            Dans le sens commun philosophique, le détail paraît recouvrir trois opérations, plus ou moins évidentes. D'abord celle de s’approcher  : on “entre dans le détail” comme on pénètre dans l'aire élective d'une intimité épistémique. Mais l'intimité comporte là quelque violence, perverse sans aucun doute : on ne s'approche que pour découper, partager, mettre en morceaux. C'est le sens fondamental qui se dit ici, c'est la teneur étymologique du mot - la taille - et sa première définition dans Littré : “partage d'une chose en plusieurs parties, en morceaux”, ce qui ouvre toute la constellation sémantique du côté de l'échange et du profit, du commerce de détails. Enfin, par une extension non moins perverse, le détail désigne l'opération exactement symétrique, voire contraire, celle qui consiste à recoller tous les morceaux, ou au moins à en faire le compte intégral : “faire le détail”, c'est énumérer toutes les parties d'un tout, comme si la “taille” n'avait servi qu' à donner les conditions de possibilité d'un compte total, sans reste - une somme. Se joue donc là une triple opération paradoxale, qui s'approche pour mieux couper, et coupe pour mieux faire le tout. Comme si “tout” n'existait qu'en parcelles, pourvu qu'elles soient sommables.

 

            Un tel paradoxe, cependant, définit quelque chose comme un idéal. Le détail serait - avec ses trois opérations : proximité, partage et sommation - le fragment en tant qu'investi d'un idéal de savoir et de totalité. Cet idéal de savoir, c'est l'exhaustive description. Au contraire du fragment qui ne se rapporte au tout que pour le mettre en question, le supposer comme absence, ou énigme, ou mémoire perdue, le détail en ce sens impose le tout, sa présence légitimée, sa valeur de réponse et de repère, voire d'hégémonie. [...]

 

 

Cet extrait provient de la rédaction d'une communication présentée eu Centre international de sémiotique et de linguistique d'Urbino, en juillet 1985, dans le cadre du colloque “Fragment/Fragmentaire” dirigé par Louis Marin. Il a été publié dans la revue La Part de l'Œil n° 2, 1986 p. 102-119, sous le titre : “L'art de ne pas décrire. Une aporie du détail chez Vermeer”.