DOC. n° 14 :
Anne-Marie PAQUOTTE, “Le jaune sommeille et le bleu veille”, in Vingt-trois regards sur trente-six toiles,
1996 (Télérama, Hors/série T 2096,
février 1996).
Dans la chambre de ma grand-mère du
Nord, il y avait deux reproductions de tableau au mur : La Dentellière et La Laitière.
Ma mémoire d'enfant en tout cas s'en souvient. Mon père, son fils, soutient que
je me trompe, qu'il y avait un Van Gogh, et non pas deux Vermeer. Ils étaient
là pourrant, j'en suis sûre. Archi-sûre pour La Dentellière, parce que ma grand-mère cousait beaucoup, à points
menus et minutieux, avec cet air de sagesse que donne la concentration, et
qu'elles se ressemblaient, dans ces moments-là, ma menue grand-mère du Nord et
la ronde vierge hollandaise.
La ronde vierge hollandaise
avait-elle La Laitière pour voisine ? Ou bien était-ce La Liseuse ? Était-ce, alors, chez mon autre grand-mère, celle du
Sud ? On buvait là, du lait frais tiré qu'on allait chercher chez la voisine.
Ma grand-mère du Nord habitait une ville, ma grand-mère du Sud habitait un
village. Une cousait et lisait, l'autre lisait et tricotait. Elles ne m’ont pas
légué le talent de leurs doigts, mais le goût de lire surtout, à travers les
pays où elles vivaient et les tableaux qui vivaient avec elles, elles m'ont
appris la lumière.
Dans le Nord, la lumière est argent
dehors, or dedans. Aux ciels layette ou limaille, aux étangs pâles, aux laines
sourdes répond le crépitement cuivré des meubles et du café mousseux. Dans le
Sud-Est, c'est l'inverse, les ruissellements solaires s'arrêtent au seuil, où
commence à souffler le frais de la pénombre sur les vives couleurs des murs et
des tomettes. L'autre Sud, le mien, le Sud-Ouest, mêle subtilement le dehors et
le dedans, flaque de jour assoupie sur le plancher sombre et vibration du soir,
du turquoise à l'ardoise, à la cime des sapins. Dans ce pays-ci, le jaune
sommeille et le bleu veille. C'est ainsi.
La lumière de La Laitière veille et sommeille à la fois. Le jour fait un glacis
aux carreaux, sauf à l'un, à l'angle cassé : il met là une tache plâtreuse sur
le bois. Derrière la fenêtre, on imagine un hiver pâle, un ciel froid,
peut-être chichement dispensé entre deux toits. Et pourtant, si la clarté de la
pièce semble mesurée, elle n'est pas tamisée. La lumière sourd et s’épand
lentement comme se fait entendre la première note d' un violoncelle. Elle luit
sur la panière et sur le cuivre, sur la corbeille et sur le pain, sur la cruche
et le pot de grès, sur la chaufferette et les carreaux de la plinthe. Elle bat
dans le corsage jaune et le tablier bleu. De gros points. des coutures
grossières marquent les manches, froncent la taille. Le jaune et le bleu sont
les plus denses, les plus profonds qu'il me semble avoir vus chez Vermeer ;
rudes, rêches, rayonnants, réchauffant de leur feu austère la coiffe sage et
chiffonnée, la mine grave et les joues rondes.
Le visage est tout attentif au lait
précautionneusement versé. Le lait coule de la cruche, en filet mince. Il
n'éclabousse pas la table, les morceaux de pain épars, le tablier retroussé. Il
coule, pour toujours. Et, dans ce mouvement arrêté, paraît remonter son cours ;
stalactite, ou stalagmite. Pétrifié, il pourrait tout figer autour de lui.
C'est l'inverse qui se produit.
Autour de lui, tout se construit. C'est de lui, je le sais maintenant, de lui
seul que vient la lumière; c'est son filet qui éclabousse de brèves et
sempiternelles étincelles le panier et le pain, la table et le bras ; c'est sa
clarté ténue, tenace, tenue comme une note qui a construit cet espace, mis du
givre aux carreaux, fait naître cette femme.
“Femmes
et jeunes filles, musiciennes, dentellières, maîtresses ou servantes, elles
oscillent toutes, au sein de leur parfaite immobilité entre le vide et
l'événement pur, entre l'absence et la présence. Leurs corps sont les fléaux
d'invisibles balances où se pèse le grain de la lumière; levures visages sont
des masques de claire résonance où tinte une parole à jamais à venir le dit de la Lumière”1.
1.
Sylvie Germain dans l’éblouissant petit livre qu'elle vient de consacrer à
Vermeer, Patience et songe de lumière,
éd. Flohic, 1996.