DOC. n° 10 : Sylvie GERMAIN, Patience et songe de lumière. Vermeer,
1993.
Il est
sept heures dix au cadran de l'horloge de la porte de Schiedam. Le mât oblique
d'une barque amarrée devant la bouche d'ombre de la porte pointe vers la lumière. La Nouvelle Église où Johannes fut
présenté à Dieu sonne de clarté.
Le
temps ne bouge pas. Il est à jamais sept heures dix à la tour de Schiedam, un
lumineux matin luit pour les siècles des siècles sur Delft aux eaux dormantes.
Cette lumière en son silence garde toujours son mot à dire. Un mot miraculeux
qu'elle susurre contre les vitres, contre les paupières, aux creux des oreilles
ornées de perles, au fond des encriers. Un mot mystérieux qu'elle souffle au
ras des cœurs. Un mot qui peut tout dévaster
“Bergotte
ne sortait plus de chez lui, et quand il se levait une heure dans sa chambre,
c'était tout enveloppé de châles, de plaids, de tout ce dont on se couvre au
moment de s'exposer à un grand froid ou de monter en chemin de fer. Il s' en
excusait auprès de ses rares amis qu'il laissait pénétrer auprès de lui, et
montrant ses tartans, ses couvertures, il disait gaiement : “Que voulez-vous,
mon cher Anaxagore l'a dit, la vie est
un voyage.” Il allait ainsi se refroidissant progressivement, petite planète
qui offrait une image anticipée de la grande quand, peu à peu, la chaleur se
retirera de la terre, puis la vie1.”
Un jour
cependant Bergotte quitte sa chambre pour aller admirer à une exposition d'art
hollandais la Vue de Delft. Pris
d'étourdissements, il fixe son regard sur un détail du tableau. “Il se répétait
: “Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune.” Il pressent
pourtant combien est violente la puissance du jaune et qu'elle peut même se
faire fatale. “Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des
plateaux, sa propre vie, tandis que l' autre contenait le petit pan de mur si
bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné la première pour
le second.”
Le
jaune en effet recèle une troublante chaleur une vibration aiguë, une acide
stridence, l'œil et tous les sens sont éblouis par lui, jusqu'au vertige.
Bergotte, dont il est dit qu'il semblait éprouver “quelque agrément à
transmuter l'or en caresses et les caresses en or”, accomplit alors une ultime
alchimie face au muret : il transmute soudain l'or pâle du petit pan de mur en
caresse mortelle. Une caresse qui lui rapte le souffle. “Un nouveau coup
l'abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et
gardiens. Il était mort.”
La
petite planète Bergotte s'est effondrée, le cœur pulvérisé sous le choc d'une
intense contemplation de la plus ardente des couleurs. Mais Proust ajoute
aussitôt : “Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? ”
Le
jaune est une incandescence, une sonorité pure, un éclat, un élan ; il est la
couleur de l'éternité, la chair immatérielle du soleil. Prêtres et chiens
psychopompes émaillent toujours les ténèbres du deuil de la luminosité du
jaune. Celle-ci luit dans les parures de leurs habits, à leurs mains ou dans
leurs yeux lorsqu'ils accompagnent les défunts vers l'au-delà. Elle tremble
dans la flamme des cierges, dans les cris des pleureuses, dans l' or des pièces
glissées dans la paume des morts.
Le
jaune brûle sous les paupières de la jeune femme assoupie, là-bas, tout près,
derrière ce mur que contemplait Bergotte, peut-être. Un feu couve sur les
lèvres de la belle endormie accoudée à une table, dans la senteur des fruits,
aux portes de l'éternité. Cilla-t-elle un instant ?
La
petite planète Bergotte gît sur le sol du
musée. Dans le tableau deux tours se font écho : le clocher de la
Nouvelle Église, élancé, ajouré, qui tinte de la plus nue des clartés, et le
clocher de l' Ancienne Église, tout scellé de pénombre, où Johannes Vermeer fut
rendu à Dieu.
Face à
la trouée noire de la porte de Schiedam la barque imperceptiblement redresse
son grand mât et largue les amarres. Il est l'éternité au cadran de l'horloge. L'âme
teintée de jaune de Bergotte s'en va au fil de l'eau qui se confond au ciel.
“Que voulez-vous, mon cher Anaxagore l'a dit, la vie est un voyage.” La mort
bien plus encore.
Et la
question de Proust vibre en silence dans l'humide jeu d'ombre et de lumière qui
enchante la ville de Delft : “Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ?
”
“Ce que
l’on peut dire, suggère Proust, c'est que tout se passe dans notre vie comme si
nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure
; il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que
nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis,
ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croit obligé de recommencer vingt fois un
morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par
les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de
raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver
Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente,
semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le
sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons
pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l' empire
de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions
l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées ces lois dont tout travail profond de
l'intelligence nous rapproche.”
La voie
est si ardue, qui conduit à l' absolu de la lumière, qu'elle demeure
indéfiniment ouverte et qu'il faut, peut-être, sans cesse s'y aventurer à
nouveau et réapprendre à chaque fois à peser avec plus de justesse le poids des
choses et des âmes, le poids des regards, des paroles, des gestes, des sourires
et les larmes. Le poids des lois écrites dans la chair, dans la peau si
vulnérable des visages ; des lois qui chantent tout bas, si humblement bas,
dans le souffle des vivants et dans celui, incantatoire, des morts.
*
* *
La Vue de Delft est un miroir où la ville
se mire pour y saisir non le reflet de sa propre beauté mais celui, infini, de
l'invisible. La Vue de Delft est un
silence où la ville se tait pour écouter non pas sa propre rumeur tissée d'or
d'étoffes, de vent marin, de cris d'oiseaux, de voix humaines, de sons de
cloches, mais le chant très lointain qui monte des confins de la mer et du
ciel, de la bouche des morts et du songe ourdi par les vivants en veille dans
le mystère du monde.
La Vue de Delft est un voyage dans
l'immensité close au cœur de l'apparence, une lente dérive dans les remous de
l'immobilité, un embarquement de l'instant pour l'absolu et pour l'éternité.
Elle
est une vision ; la plus intense des visions : celle des lois inconnues dont
chacun porte en soi l'enseignement, dont chacun peut percevoir en soi le
lancinant appel. Des lois de pure lumière vers lesquelles tout patient travail
du regard et de l'ouïe, de la pensée, du cœur du rêve et de l'attente, nous
achemine peu à peu.
La Vue de Delft dort sous les paupières de
la jeune femme assoupie.
*
* *
“L'extraordinaire
commence au moment où je m'arrête", écrit Blanchot dans L'Arrêt de mort Toute l'œuvre de Vermeer
est un arrêt au bord extrême du visible, de la lumière et des couleurs ; à la lisière, donc, de l'invisible et de la
nuit.
L'extraordinaire
n'en finit pas de commencer, et l'invisible d' affleurer. Et les lois d'appeler
les vivants à plus de vigilance, plus de justesse et de justice. C' est
pourquoi nul n'est mort à jamais, peut-être.
Et le
chant de Clio sans fin module son antienne, sème sa bruine de lumière.
1. M.
Proust, La prisonnière.