DOC. n° 9 : Sylvie GERMAIN,
Patience et songe de lumière. Vermeer,
1993.
Sommeil
Lumière, - fenêtre à vitrail,
miroirs, tapis, tentures, coussins, chaises à têtes de lions, tables. Lumière, -
dallages, cartes géographiques, globes terrestres et célestes, lustres,
tableaux. Lumière, - coffrets, bijoux, perles, lettres, encriers, pièces d'or,
corbeilles de fruits, aiguières" verres et carafes, instruments de
musique, balances. Lumière, - tissus, chapeaux, voiles, turbans, rubans de soie
dans les cheveux, pelissons d'hermine et velours brodés, robes de satin :
Lumière, - visages de profil, visages inclinés, visages détournés, faces
offertes, inexpressives, nues.
Lumière, nudité, reflets dans les
miroirs, sur les vitres, les verres, les perles et les fronts, les ongles et
les lèvres, la peau des fruits, la peau des cœurs. Lumière...
Vermeer ne raconte rien, ni
narration ni fable ni histoire. Il montre, réfléchit ; il présente. Son œuvre est une mise en
miroir, sa peinture une vision. Et il ressasse sa vision, il fredonne son chant
du visible d'une voix claire et obsédante.
Tant de ressassement et de silence
mêlés ; le sommeil s' en vient. La Jeune
femme assoupie, accoudée à une table éclaboussée de rouges, d'or et de
brun, somnole. Torpeur non pas de vin, ni rêverie amoureuse, - torpeur et songe
de lumière.
“Elle dormait le monde. Dieu
chanteur comment l'as-tu parfaite, pour qu'elle ne demandât pas à
s'éveiller d'abord ? Vois,
elle naquit et
dormit. Où est
sa mort1 ?”
Elle dort le monde et les couleurs,
elle dort le chant de Clio, elle dort les visions du peintre. Elle dort les
salons où murmurent les amants, les chambres où bruit la plume des
épistolières, où s'exhale le souffle des servantes, où tintent la musique et
les perles pesées sur de menues balances. Elle dort les cuisines où luisent le
pain et le lait et les pièces retirées au fond des maisons fraîches où les
hommes se livrent à la méditation, aux sciences.
Elle dort l'élan de la Licorne
enfantée par les songes des femmes et les pensées des hommes ; elle dort la
blancheur de la Licorne qui ne fut nourrie que d'attente, de désir, de
patience. Elle dort l'immensité du pays du tain, et les eaux noires du Styx où
le Maître pêche des larmes de lumière.
Elle dort la lumière ; elle a voulu
franchir le pas au-delà et l'infini découvert l'a aussitôt harassée de
splendeur, d'inconnu, de douceur
“Comme à la vide conque
un murmure de mer,
Le doute, - sur le bord
d'une extrême merveille,
Si je suis, si je fus,
si je dors ou je veille2 ?”
Elle dort, elle veille, elle doute,
elle attend, n'attend rien, elle songe, elle pressent, ne sait rien, elle est, elle
cesse d'être, elle dérive vers l'éternel, elle sombre dans le nulle-part, elle
est éblouie, elle est dans les ténèbres.
Elle dort la lumière. Il ne faut pas
la réveiller. Ses yeux seraient insoutenables de beauté.
“Car le beau n'est rien que
le
premier degré du terrible3” [...]
1. R. M.
Rilke, Sonnets a Orphée, I, 2.
2. P. Valéry, Album
des vers anciens (Un feu distinct...)
3. R. M. Rilke, Élégies
de Duino, Première Élégie.