DOC. n° 6 : Marcel PROUST, A la
recherche du temps perdu. La
prisonnière, 1923.
[...] Mais un critique ayant écrit
que dans la Vue de Delft de Ver Meer
(prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait
et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se
rappelait pas) était si bien peint qu'il était, si on le regardait seul, comme
une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffisait à elle-même,
Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l'exposition. Dès
les premières marches qu'il eut à gravir, il fut pris d'étourdissements. Il
passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de
l'inutilité d'un art si factice et qui ne valait pas les courants d'air et de
soleil d'un palazzo de Venise ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin
il fut devant le Ver Meer, qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de
tout ce qu'il connaissait, - mais où, grâce à l'article du critique, il
remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable
était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses
étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un
papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. "C'est
ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il
aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même
précieuse, comme ce petit pan de mur jaune." Cependant la gravité de ses
étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui
apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre
contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait
imprudemment donné la première pour le second. "Je ne voudrais pourtant
pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette
exposition." Il se répétait : "Petit pan de mur jaune avec un auvent,
petit pan de mur jaune." Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire ;
aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à
l'optimisme, se dit : "C'est une simple indigestion que m'ont donnée ces
pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien." Un nouveau coup l'abattit,
il roula du canapé par terre ou accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il
était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites
pas plus que les dogmes religieux n'apportent de preuve que l'âme subsiste. Ce
qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y
entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure ; il
n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous
nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni
pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un
morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par
les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement
un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes
ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent
appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice,
un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à
cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois
inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement
en nous, sans savoir qui les y avait tracées, ces lois dont tout travail
profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement - et
encore ! - pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à
jamais est sans invraisemblance. On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux
vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des
anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole
de sa résurrection. [...]
------------------------------------------------------------------------------
Corrigé de la lecture méthodique
de l’épisode de "la mort de Bergotte"