DOC n° 5 : René HUYGHE, L'univers de Watteau, 1950.

 

 

            C'est l'étrange fatalité de l'œuvre d'art qu'à proportion du génie de celui qui la crée elle s'écarte de la Nature, dont elle ne voulait souvent qu'être la fidèle image. Entreprise à la ressemblance du réel, elle se transmue à celle de l'artiste. Elle naît de leur rencontre et de leur compromis.

            La vérité de l'artiste qu'est-ce à dire ? Son caractère individuel et unique, irréductible à autrui - cette "originalité", que le XIXe siècle et notre temps ont revendiquée comme la condition même de l'art ? Mais, dans la personnalité de l'artiste qu'il entre d'éléments extérieurs et de rencontre ! les enseignements reçus, les influences subies, les exemples observés, et, par-dessus tout, cette impérieuse pression de l'époque sur tout ce qu'elle englobe !

            Que choisir ? Expliquer tout d'un peintre par les actions qui se sont exercées sur lui et dont il est le lieu de convergence, ou bien ne voir en lui qu'une individualité indépendante, autonome, seule responsable de son destin et de son œuvre ?

            Double danger auquel on succombe tour à tour...

            En fait, l'Histoire ne crée pas le Génie, mais le Génie dépend de l'Histoire. L'Histoire lui fournit, de tout le poids du passé et du présent, les éléments constitutifs que l'analyse reconnaîtra en lui et dont il est le total : mais ce total, chez le médiocre, reste un agglomérat ; seules les personnalités puissantes, qui font l'Histoire plus qu'elles ne la subissent, en tirent une synthèse nouvelle, une substance encore inconnue, vivante, organique et qui apparaît comme une origine bien plus que comme un résultat.

            Watteau est ceux-là ; lui aussi il sort de la nébuleuse de son temps où continuent de se mêler tous les éléments dont il est né ; mais il en jaillit et avec lui éclate au firmament une étoile nouvelle, avec sa lumière, son éclat encore inconnus. Dans cette "nova" la curiosité de l'astronome pourra à juste titre retrouver la chimie de son origine ; mais ce sont lumière et éclat qui ne se confondront plus avec rien d'autre et qui émerveillent nos regards. Nous ne devrons plus les oublier lorsque notre curiosité s'attaquera à la constitution de "l'Univers-Watteau".

            Cet Univers, il apparaît, il se détermine au point d'équilibre des deux forces contraires : l'une est la pression externe qui tend à contraindre l'artiste, la pression des données de son temps. De toutes parts, elles le cernent et l'assiègent par ce qu'il voit, par ce qu'il entend, par cette sourde participation qui relie jusqu'à l'inconscient d'un homme à celui de la collectivité dont il est membre. Mais l'autre est une poussée interne, celle de l'individu qu'il est, de ses instincts de sa nature particulière, physique et morale, de son apport imprévisible. Cette poussée, à la mesure de sa force tend à s'affirmer, à déboucher sur le monde extérieur, à se le conformer, à se l'annexer. En face d'elle, dès la première enfance, s'oppose la pression externe qui,  par un effort exactement inverse,  cherche à faire de lui une forme docile au moule qu'elle propose ; désormais elle le harcèle sans répit ; elle est dans l'atmosphère de l'époque, qu'il faut bien respirer pour vivre ; elle est aussi dans tous les hasards, dans toutes les rencontres qui déterminent une existence. L'homme n'aboutit que le jour où il a su trouver le point d'équilibre entre ces deux antagonismes, une frontière dont le dessin est donné par toute œuvre sortie de son cerveau et de ses mains.

            Frontière vivante, frontière mouvante ! Sa configuration générale restera la même, à moins de catastrophe ; mais, à tout instant, parfois sur un point particulier, parfois sur de grandes étendues, elle se trouve remise en question. Soudain la pression externe apporte un élément imprévu - à cet assaut la poussée interne doit répondre sous peine de céder ; l'équilibre se révise. A son tour, la poussée interne évolue avec la vie ; hésitante et pourtant avide d'extension dans la jeunesse,  elle  s'organise en puissance et en plénitude avec la maturité ; quelquefois avec la vieillesse encore ; le plus souvent alors la frontière se fige, se pétrifie.

            Watteau, mort, hélas, si jeune, n'a pas eu le temps de connaître cette ultime aventure d'une carrière. Mais avec la force particulière du génie, il a éprouvé cette puissance d'expansion de la vie qui, sans cesse, veut étendre ses pouvoirs, son affirmation, et qui, sans cesse, trouve en face d'elle l'existence et ses contraintes. Cette vie, qui est le principe de son être, et cette existence, qui en est l'histoire  se conjuguent dans son œuvre, déterminant son visage et son évolution. Ce que Watteau reçoit du monde où il apparaît, ce qu'il lui apporte par son génie propre, l'œuvre enfin qui naît de cette conjonction, il faut tour à tour les scruter. Si nous ne pouvons élucider l'Univers de Watteau, du moins, aurons-nous rencontré les chemins qui en approchent.