DOC. n° 4 : Jules et Edmond de GONCOURT, L'art
du XVIIIe siècle. Watteau, 1860.
Le grand poète du XVIIIe
siècle est Watteau. Une création, toute une création de poème et de rêve,
sortie de sa tête, emplit son Œuvre de l'élégance d'une vie surnaturelle. De la
fantaisie de sa cervelle, de son caprice d'art, de son génie tout neuf, une
féerie, mille féeries se sont envolées. Le peintre a tiré des visions
enchantées de son imagination, un monde idéal, et, au-dessus de son temps, il a
bâti un de ces royaumes shakespeariens, une de ces patries amoureuses et
lumineuses, un de ces paradis galants que les Polyphile bâtissent sur le nuage
du songe, pour la joie délicate des vivants poétiques.
Watteau a renouvelé la grâce. La
grâce, chez Watteau, n'est plus la grâce antique : un charme rigoureux et
solide, la perfection de marbre de la Galatée, la séduction toute plastique et
la gloire matérielle des Vénus. La grâce de Watteau est la grâce. Elle est le
rien qui habille la femme d'un agrément, d'une coquetterie, d'un beau au-delà
du beau physique. Elle est cette chose subtile qui semble le sourire de la
ligne, l'âme de la forme, la physionomie spirituelle de la matière.
Toutes les séductions de la femme au
repos : la langueur, la paresse, l'abandon, les adossements, les allongements,
les nonchalances, la cadence des poses, le joli air des profils penchés sur les
gammes d'amour, les retraites
fuyantes des poitrines, les serpentements et les ondulations, les souplesses du
corps féminin, et le jeu des doigts effilés sur le manche des éventails, et les
indiscrétions des hauts talons dépassant les jupes, et les heureuses fortunes
du maintien, et la coquetterie des gestes, et le manège des épaules, et tout ce
savoir que les miroirs du siècle dernier ont appris à la femme, la mimique de
la grâce ! elle vit en Watteau avec sa fleur et son accent, immortelle et fixée
en une épreuve mieux vivante que ce sein de la femme de Diomède moulée par la
cendre de Pompéi. Et, cette grâce, si Watteau l'anime, s'il la délie du repos
et de l'immobilité, s'il la fait agissante et remuée, il semble qu'elle s'agite
sur un rythme, et que sa marche balancée soit une danse menée par une harmonie.
Quel décor a la femme, a la grâce !
O nature, où le peintre promenait ses poésies ! O campagne ! O théâtre
accommodé pour une désirable vie ! une terre complice, des bois galants, des
champs emplis de musique, des bosquets propices aux jeux de l'écho ! des arbres
en berceaux où pendent les paniers de fleurs ! des déserts, loin du monde
jaloux, touchés du pinceau magique d'un Servandoni, rafraîchis de fontaines,
peuplés de marbres et de statues, et de naïades, que tache l'ombre tremblante
des feuilles ! jets d'eau jaillissant soudain du milieu des cours des fermes !
le pays aimable et radieux ! Soleils d'apothéose, belles lumières dormantes sur
les pelouses, verdures pénétrées et translucides, sans une ombre où s'endorment
la palette de Véronèse, le tapage des zinzolins et des chevelures blondes !
Délices champêtres ! décorations murmurantes et parées ! jardins embuissonnés
de ronces et de roses ! paysages de France, plantés de pins d'Italie ! villages
égayés de noces et de carrosses, de cérémonies, de toilettes et de fêtes,
étourdis de violons et de flûtes qui mènent à un temple jésuite l'hymen de la
Nature et de l'Opéra ! scène agreste au rideau vert, à la rampe de fleurs, où
monte la Comédie Française, où gambade la Comédie-Italienne.
Alerte, pour égayer le printemps en
costume de bal, le ciel et la terre de Watteau, alerte, les Gelosi ! Un rire bergamasque sera le
rire et l'entrain et l'action et le mouvement du poème. Voilà qu'elle court et
qu'elle éveille la gaieté, les zéphyrs et le bruit, la Folie encapuchonnée de
grelots sonnants ! Fraises et bonnets, buffles et dagues, petites vestes et
courts manteaux vont et viennent. La troupe des bouffons est accourue, amenant
sous les ombrages le carnaval des passions humaines et l'arc-en-ciel de ses
habits. Famille bariolée, vêtue de soleil et de soie rayée ! celui-ci qui se
masque avec la nuit ! celui-là qui se farde avec la lune ! Arlequin, gracieusé
comme un trait de plume du Parmesan ! Pierrot, les bras au corps, droit comme
un I ! et les Tartaglias, et les Scapins, et les Cassandres, et les Docteurs,
et le favori Mezzetin "le gros brun au visage riant" toujours au
premier plan, la toque fuyant du front, zébré du haut en bas, fier comme un
dieu et gras comme un Silène ! C'est la Comédie-Italienne qui tient la guitare
dans tous ces paysages. Bien campée et le nez au vent, c'est la Comédie-Italienne
qui sème glorieusement au bord des sources, à la marge des forêts, dans les
clairières, les doux accents,
"Enfants
d'une bouche vermeille."
C'est le duo de Gilles et de Colombine qui est la musique et la chanson de la Comédie de Watteau. [...]
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