DOC. n° 3 : Victor HUGO, “Mazeppa”, Les orientales (poème écrit en mai 1828).

 

 

      Ainsi, quand Mazeppa, qui rugit et qui pleure,

      A vu ses bras, ses pieds, ses flancs qu’un sabre effleure,

                   Tous ses membres liés

      Sur un fougueux cheval, nourri d’herbes marines,

5             Qui fume, et fait jaillir le feu de ses narines

                   Et le feu de ses pieds ;

 

      Quand il s’est dans ses nœuds roulé comme un reptile,

      Qu’il a bien réjoui de sa rage inutile

                 Ses bourreaux tout joyeux,

10           Et qu’il retombe enfin sur la croupe farouche,

      La sueur sur le front, l’écume dans la bouche,

                 Et du sang dans les yeux,

 

      Un cri part, et soudain voilà que par la plaine

      Et l’homme et le cheval, emportés, hors d’haleine,

15                      Sur les sables mouvants,

      Seuls, emplissant de bruit un tourbillon de poudre
      Pareil au noir nuage où serpente la foudre,

                 Volent avec les vents ! [...]

 

                                      *

 

[...] Enfin, après trois jours d'une course insensée,

80           Après avoir franchi fleuves à l'eau glacée,

                  Steppes, forêts, déserts,

      Le cheval tombe aux cris de mille oiseaux de proie,

      Et son ongle de fer sur la pierre qu'il broie

                  Eteint ses quatre éclairs.

 

85           Voilà l'infortuné, gisant, nu, misérable,

      Tout tacheté de sang, plus rouge que l'érable

                 Dans la saison des fleurs.

      Le nuage d'oiseaux sur lui tourne et s'arrête ;

      Maint bec ardent aspire à ronger dans sa tête

90                     Ses yeux brûlés de pleurs.

 

      Eh bien ! ce condamné qui hurle et qui se traîne,

      Ce cadavre vivant, les tribus de l'Ukraine

                   Le feront prince un jour.

      Un jour, semant les champs de morts sans sépultures,

95           Il dédommagera par de larges pâtures

                     L'orfraie et le vautour.

 

      Sa sauvage grandeur naîtra de son supplice.

      Un jour, des vieux hetmans il ceindra la pelisse,

                     Grand à l'œil ébloui ;

100        Et quand il passera, ces peuples de la tente,

      Prosternés, enverront la fanfare éclatante

                  Bondir autour de lui ! [...]