DOC. n° 2 : Gérard de
NERVAL, Les filles du feu, Sylvie, 1854.
IV. UN VOYAGE A
CYTHERE
Quelques années s'étaient écoulées :
l'époque où j'avais rencontré Adrienne devant le château n'était plus déjà qu'un
souvenir d'enfance. Je me retrouvai à Loisy au moment de la fête patronale.
J'allai de nouveau me joindre aux chevaliers de l'arc, prenant place dans la
compagnie dont j'avais fait partie déjà. Des jeunes gens appartenant aux
vieilles familles qui possèdent encore là plusieurs de ces châteaux perdus dans
les forêts, qui ont plus souffert du temps que des révolutions, avaient
organisé la fête. De Chantilly, de Compiègne et de Senlis accouraient de
joyeuses cavalcades qui prenaient place dans le cortège rustique des compagnies
de l'arc. Après la longue promenade à travers les villages et les bourgs, après
la messe à l'église, les luttes d'adresse et la distribution des prix, les
vainqueurs avaient été conviés à un repas qui se donnait, dans une île, ombragée
de peupliers et de tilleuls, au milieu de l'un des étangs alimentés par la
Nonette et la Thève. Des barques pavoisées nous conduisirent à l'île, - dont le
choix avait été déterminé par l'existence d'un temple ovale à colonnes qui
devait servir de salle pour le festin. Là, comme à Ermenonville, le pays est
semé de ces édifices légers de la fin du dix-huitième siècle, où des
millionnaires philosophes se sont inspirés dans leurs plans du goût dominant
d'alors. Je crois bien que ce temple avait dû être primitivement dédié à
Uranie. Trois colonnes avaient succombé emportant dans leur chute une partie de
l'architrave ; mais on avait déblayé l'intérieur de la salle, suspendu des
guirlandes entre les colonnes, on avait rajeuni cette ruine moderne - qui
appartenait au paganisme de Boufflers ou de Chaulieu plutôt qu'à celui
d'Horace.
La traversée du lac avait été
imaginée peut-être pour rappeler le Voyage
à Cythère de Watteau. Nos costumes modernes dérangeaient seuls l'illusion.
L'immense bouquet de la fête, enlevé du char qui le portait, avait été placé
sur une grande barque ; le cortège des jeunes filles vêtues de blanc qui
l'accompagnent selon l'usage avait pris place sur les bancs, et cette gracieuse
théorie renouvelée des jours antiques se reflétait dans les eaux calmes de
l'étang qui la séparait du bord de
l'île si vermeil aux rayons du soir avec ses halliers d'épine, sa colonnade et
ses clairs feuillages. Toutes les barques abordèrent en peu de temps. La
corbeille portée en cérémonie occupa le
centre de la table, et chacun prit place, les plus favorisés auprès des
jeunes filles : il suffisait pour cela d'être connu de leurs parents. Ce fut la
cause qui fit que je me retrouvai près de Sylvie. Son frère m'avait déjà
rejoint dans la fête, il me fit la guerre de n'avoir pas depuis longtemps rendu
visite à sa famille. Je m'excusai sur mes études, qui me retenaient à Paris, et
l'assurai que j'étais venu dans cette intention. "Non, c'est moi qu'il a
oubliée, dit Sylvie. Nous sommes des gens de village, et Paris est si au-dessus
!" Je voulus l'embrasser pour lui fermer la bouche ; mais elle me boudait
encore, et il fallut que son frère intervînt pour qu'elle m'offrît sa joue d'un
air indifférent. Je n'eus aucune joie
de ce baiser dont bien d'autres obtenaient la faveur, car dans ce pays
patriarcal où l'on salue tout homme qui passe, un baiser n'est autre chose
qu'une politesse entre bonnes gens.
Une surprise avait été arrangée par
les ordonnateurs de la fête. A la fin du repas, on vit s'envoler du fond de la
vaste corbeille un cygne sauvage, jusque-là captif sous les fleurs, qui, de ses
fortes ailes, souleva le lacis de guirlandes et de couronnes, finit par les
disperser de tous côtés. Pendant qu'il s'élançait joyeux vers les dernières
lueurs du soleil, nous rattrapions au hasard les couronnes dont chacun parait
aussitôt le front de sa voisine. J'eus le bonheur de saisir une des plus
belles, et Sylvie, souriante, se laissa embrasser cette fois plus tendrement
que l'autre. Je compris que j'effaçais ainsi le souvenir d'un autre temps. Je
l'admirai cette fois sans partage, elle était devenue si belle ! Ce n'était
plus cette petite fille de village que j'avais dédaignée pour une plus grande
et plus faite aux grâces du monde. Tout en elle avait gagné : le charme de ses yeux
noirs, si séduisants dès son enfance, était devenu irrésistible ; sous l'orbite
arquée de ses sourcils, son sourire, éclairant tout à coup des traits réguliers
et placides, avait quelque chose d'athénien. J'admirais cette physionomie digne
de l'art antique au milieu des minois chiffonnés de ses compagnes. Ses mains
délicatement allongées, ses bras qui avaient blanchi en s'arrondissant, sa
taille dégagée, la faisaient tout autre que je ne l'avais vue. Je ne pus
m'empêcher de lui dire combien je la trouvais différente d'elle-même, espérant
couvrir ainsi mon ancienne et rapide infidélité.
Tout me favorisait d'ailleurs, l'amitié de son frère, l'impression charmante de cette fête, l'heure du soir et le lieu même où, par une fantaisie pleine de goût, on avait reproduit une image des galantes solennités d'autrefois. Tant que nous pouvions, nous échappions à la danse pour causer de nos souvenirs d'enfance et pour admirer en rêvant à deux les reflets du ciel sur les ombrages et sur les eaux. Il fallut que le frère de Sylvie nous arrachât à cette contemplation en disant qu'il était temps de retourner au village assez éloigné qu'habitaient ses parents.