Olivier
CENA : "Cachez ce verre…" (Doc. n° 13)
Introduction
rédigée et suggestion de plan
J’attire
votre attention, au moyen d’un trait rouge transversal ( / ), sur la délimitation des trois phases
obligées de toute introduction de commentaire composé/lecture
méthodique.
*
L’Œuvre de
Vermeer, après avoir été négligée - voire oubliée - durant deux siècles, suscite
de nos jours une passion peu commune dont une récente rétrospective à
la Haye (1996) apporte un brillant témoignage. On a vu que Proust et le critique
qui lui révéla l’existence de Vermeer ne sont pas étrangers à cette redécouverte
d’un peintre génial qui ne nous a laissé, en tout et pour tout, qu’une trentaine
de tableaux – peut-être trente-six – qui comptent parmi les plus grands chefs-d’œuvre
de la peinture occidentale et de la peinture tout court. / Nombreux sont les ouvrages qui ont vu le jour
à l’occasion de l’événement, nombreux également les colloques, conférences,
articles variés qui ont tenté de nous rendre plus familier ce peintre énigmatique
dont nous savons finalement si peu de chose. Parmi toutes les parutions, on
voudrait distinguer le numéro “hors série” de l’hebdomadaire Télérama (T 2096) qui propose, entre autres articles,
un ensemble intitulé “Vingt-trois regards sur trente-six toiles”. Ce “titre
clin d’œil”, si j’ose dire, fait songer aux Vingt regards sur l’enfant Jésus du compositeur
Olivier Messiaen, bien sûr, et c’est assez dire avec quelle ferveur, Laurent
Boudier, Anne Gorouben, Jean-Marc Tingaud, Valérie de Givry…, Anne-Marie Paquotte,
Sylvie Germain, Charles Matton, Alain Avila - pour ne citer que quelques chroniqueurs
regroupés autour d’Olivier Cena -, s’emploient à “regarder” l’Œuvre entier
du maître de Delft. / C’est précisément d’un texte d’Olivier Cena
que nous voulons rendre compte dans le commentaire qui va suivre. Nous y verrons,
en un premier temps, en quoi le texte n’est autre, en fait - mais sans atteindre
nécessairement à l’ekphrasis -, qu’une description assez exhaustive de La
Jeune fille au verre de vin de Vermeer, tableau dont le critique sait
rendre, par ailleurs, toute l’ambiguïté, au fil de son évocation, sans oublier
d’en dégager la dimension morale - la peinture se voyant confier une mission
comparable à celle assignée au théâtre du XVIIe siècle par un Molière,
par exemple, d’ailleurs présent en filigrane grâce au judicieux détournement
d’une des plus célèbres répliques du Tartuffe,
comme nous aurons l’occasion de le montrer.
q
La
transposition littéraire d'une peinture ?
§
Description
exhaustive d’un tableau : La Jeune
fille au verre de vin de Vermeer :
-
Les
personnages : une femme (laide) buvant, deux hommes dont l’un l’incite à
boire…
-
Le
décor : carrelage, lumière venant d’une fenêtre, à gauche, tableau sur le
mur …
-
…
jusqu'aux plus infimes détails : une nature morte comportant plat d’argent
et agrumes, pichet de faïence, feuille de papier…
§
Recréer
une atmosphère (un intérieur bourgeois) :
-
Au
moyen de la description minutieuse, précisément…
-
…toutefois
un lexique et une syntaxe sobres (sujet, verbe, adjectif attribut ou
complément ; phrases courtes…).
-
L'anecdote
sous jacente : une scène de séduction (un homme courtise une femme ; un
autre rêvasse). A vrai dire sait-on bien qui ils sont ? ce qu’ils
font ?
q
Une
toile polysémique/ambiguë
§
Entre
certitudes et incertitudes :
-
Certitudes
: "elle est laide" ; "elle est volontairement laide" ; "L'homme
l'entraîne en racontant des grivoiseries" ; "Elle terminera dans son
lit"…
-
Incertitudes :
recours à l’imagination pour évoquer la toile ; extrapolations ; la
toile “phantasmée”.
-
Oranges
ou citrons ? Blague à tabac ? Lettre ? De quelle nature ?
-
Présence
des nombreux "?" (7 occurrences) et des expressions et mots exprimant également
l’incertitude : "sans doute", "peut-être", "que l'on pourrait", "semble dire"…
(plusieurs occurrences).
§
Cena
en phase, dans ses hésitations et sa prudence, avec ce tableau énigmatique
et les interprétations divergentes qu’il a suscitées (se référer aux notes
correspondant au document n° 10 pour les titres des ouvrages évoqués
ci-dessous) : mais une scène de séduction dans tous les cas.
-
Lire
Schneider (Taschen) p. 33. L’homme,
au centre, invite la jeune fille à boire et semble servir d’entremetteur à
l’homme assis à l’arrière plan. Il prépare une relation amoureuse clam et absente marito ("secrète et en
l’absence du mari") comme on lit dans les traités juridiques de l’époque,
parlant de l’adultère. Le portrait, sur le mur, représente sans doute le mari
(absent de la réalité, mais présent et vigilant dans le tableau) dont le regard
n’est pas par hasard dirigé vers la jeune femme. Rappeler que le verre de
vin est censé relâcher la résistance. A vrai dire la boisson n’est pas nécessairement
du vin. Peut-être un philtre d’amour (poculum amatorium) souvent mentionné dans
les livres de médecine du XVIIe siècle. Deux sortes d’effets :
soit amour extrême et insensé, soit mélancolie paralysante. L’homme, à l’arrière
plan, pourrait en avoir déjà bu de son côté. Le citron épluché (?) serait
destiné à atténuer l’effet du philtre.
-
Lire
Catalogue de l’exposition
rétrospective de 1996, p. 114. Au
fond, un jeune homme mélancolique appuie sa tête sur sa main. Un autre homme
attentionné incite une jeune femme à boire : sourire de l’ébriété qui
laisse entendre qu’elle a cédé aux instances. Scène manifestement empruntée à
Pieter de Hooch (Intérieur
avec femme buvant, Londres, Femme
buvant avec deux soldats, Louvre). On note dans ce dernier
tableau la présence d’un tableau au mur (tableau dans le tableau : clavis interpretandi) représentant
le Christ et la femme adultère (Jean,
8, I-II), et dispensant une morale : "que celui qui est sans péché lui
jette la première pierre ! " On fera donc un sort au vitrail de la fenêtre
(tableau dans le tableau aussi bien) qui laisse voir une figure allégorique de
la Tempérance, également présente dans Le
verre de vin où ce vitrail tient aussi lieu de commentaire moral et de mise
en garde face à la scène représentée. Dans les deux cas, le peintre joue sur le
contraste entre le tableau et la scène qui nous est donnée à voir. Selon le même
commentateur, l’homme qui se trouve derrière la table a succombé aux effets
narcotiques du tabac. Vermeer a placé un portrait austère entre les deux hommes,
chacun étant plongé dans sa propre recherche du plaisir. L’artiste montrerait là
encore une de ses préoccupations majeures en fustigeant le manque de retenue de
l’homme (et de la femme) dans la société contemporaine.
-
Lire
Bonafoux p. 53. Cet auteur note aussi la parenté avec Le verre de vin. L’intrigue amoureuse se
joue selon lui à trois personnages : le couple, d’une part, réuni autour du
verre et, dans un angle, au second plan, le prétendant qui vient d’être repoussé
par la belle et dont la contrariété est apparente.
q
Au
nom de la Morale
§
Une
démonstration implacable :
-
Champ
lexical de la moralité : donne une teneur du texte (faire un
relevé).
- Enchaînement logique et inéluctable des propositions et des phrases : elle fait ceci qui entraîne ceci qui entraîne cela…
§
"Cachez
ce verre que je saurais boire…"
-
La
référence au Tartuffe de Molière
et son détournement (cf. “Couvrez ce sein que je ne saurais voir” , acte III, sc. 2, v. 860) : jeu
de mots doublé d'une paronomase ("boire"/"voir" = [bwar]/[vwar]), qui introduit
les concepts d'hypocrisie et de société hypocrite, et , plus subtilement,
le personnage d'Orgon, mari absent/présent d’Elmire courtisée par l’imposteur
(sous la table, pendant la scène de séduction qui lui dessille les yeux) :
cf. le personnage peint sur la toile au mur (mari absent ?) ; "cachez ce verre"
= "cachez/couvrez ce sein". Il est bien question de désir et de péché.
-
Catharsis
: parallèle avec le théâtre qui permet
la purgation des passions. Montrer les conséquences de l'alcool sur la
beauté de la femme de manière à amener celui/celle qui regarde à se corriger,
d'autant plus que le regard de la femme/jeune fille est tourné vers nous et nous implique (le jeu des regards
serait d'ailleurs à étudier : quel sens donner au regard de la jeune femme
? Est-elle ivre ou parfaitement maîtresse de la situation). Montrer pour mieux
dénoncer. Voir également Herr Tartuff
(1926) du cinéaste Murnau, évoqué en cours.
-
Rappel
du sens du vitrail : l'antithèse de l'anecdote qui se donne à lire. Image de la
Tempérance faisant écho au possible portrait du mari
absent.
© Pascal Bergerault. Sauf mention contraire, ce document
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