"Ce sourd
entendait l'infini. Penché sur l'ombre, mystérieux voyant de la musique,
attentif aux sphères, cette harmonie zodiacale que Platon affirmait, Beethoven
l'a notée. Les hommes lui parlaient sans qu'il les entendît ; il y avait une
muraille entre eux et lui ; cette muraille était à claire-voie pour les
mélodies de l'immensité. Il a été un grand musicien, le plus grand des
musiciens, grâce à cette transparence de la surdité. L'infirmité de Beethoven
ressemble à une trahison ; elle l'avait pris à l'endroit même où il semble
qu'elle pouvait tuer son génie, et, chose
admirable, elle avait vaincu l'organe, sans atteindre la faculté. Beethoven
est une magnifique preuve de l'âme. Si jamais l'inadhérence de l'âme et du
corps a éclaté, c'est dans Beethoven. Corps paralysé, âme envolée.
Ah ! vous doutez
de l'âme ? Eh bien ! écoutez Beethoven. Cette musique est le rayonnement d'un
sourd. Est-ce le corps qui l' a faite ? Cet être qui ne perçoit pas la parole
engendre le chant. Son âme, hors de lui, se fait musique. Que lui importe
l'absence de l'organe ! Le verbe est là, toujours présent. Beethoven, tous les
pores de l'âme ouverts, s' en pénètre. Il entend l'harmonie et fait la
symphonie. Il traduit cette lyre par cet orchestre.
Les symphonies de
Beethoven sont des voix ajoutées à l'homme. Cette étrange musique est une
dilatation de l'âme dans l'inexprimable. L'oiseau bleu y chante ; l'oiseau noir
aussi. La gamme va de l'illusion au désespoir, de la naïveté à la fatalité, de
l'innocence à l'épouvante. La figure de cette musique a toutes les
ressemblances mystérieuses du possible. Elle est tout. Profond miroir dans une
nuée. Le songeur y reconnaîtrait son rêve, le marin son orage, Élie son
tourbillon où il y a un char, Erwyn de Steinbach sa cathédrale, le loup sa forêt.
Parfois elle a des entre-croisements impénétrables. Avez-vous vu dans la
Forêt-Noire ces branchages démesurés où la nuit est prise comme un épervier
dans un filet et se résigne sinistrement, ne pouvant s'en aller ? La symphonie
de Beethoven a de ces halliers inextricables. Et. tout à coup, si le rossignol
était là, il se mettrait à écouter. croyant que c'est quelqu'un comme lui qui
chante. Le rossignol se tromperait, c'est
mieux que lui. Il n'est que dans l'ombre, Beethoven est dans le mystère. La
mélodie du rossignol n'est que nocturne, celle de Beethoven est magique. Il y a
dans l'âme des jeunes filles une fleur qui chante ; c'est celle fleur-là qu'on
entend dans Beethoven. De là une suavité incomparable. Plus qu'un chant, une
incantation. Cependant la vie réelle entre brusquement dans ce songe. Au milieu
de son monstrueux et charmant poème, Beethoven donne un bal, il improvise une
fête, il secoue des castagnettes, il tape sur un tambourin ; toutes les danses
tournoient et passent, depuis la valse jusqu'au jaléo ; les bras entrelacés
serrent les seins contre les poitrines; à l'écart, dans la clairière, le jeune
homme rougissant salue une étoile où il voit une vierge ; des sourires de
belles filles apparaissent, montrant des dents pleines de lumière ; des enfants
et des moineaux jasent, les troupeaux bêlent, on entend la clochette des vaches
rentrantes ; il y a des chaumières sous des saules ; et c'est là le bonheur, la
famille, la nature, la prairie, la floraison d'août, la jeunesse, la joie,
l'amour, avec l'horreur secrète d'Irminsul debout là-bas, sous des arbres, dans
les ténèbres. Puis vient le tutti, le
finale, le dénouement ; le mirage se
déforme, se déchire, s'ouvre, il s'y fait une profondeur. et l'on croit être au
jour du Rosch-Aschana, et l'on croit voir les innombrables têtes d' Israël
soufflant, joues gonflées, dans les cuivres et l'on assiste, ébloui par cette
gloire, à la fête furieuse des trompettes.
Les symphonies de
Beethoven sont des resplendissements d'harmonie. Les répliques de la mélodie à
l'harmonie font de cette musique un intraduisible dialogue de l'âme avec la
nature. Ce bruit-là pense. Dans cette végétation il y a le nid, dans cette
église il y a le prêtre, dans cet orchestre il y a le cœur humain. Cette
grandeur sert à faire aimer.
Insistons-y, et
finissons par où nous avons commencé. Ces symphonies
éblouissantes, tendres, délicates et profondes, ces merveilles d'harmonie, ces
irradiations sonores de la note et du chant, sortent d'une tête dont l'oreille
est morte. Il semble qu'on voie un dieu aveugle créer des soleils. "