DOC. n° 72 : Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Chapitre 1, Les suivantes, II, 1966.

 

 

            [...] Qu'y a-t-il enfin en ce lieu parfaitement inaccessible puisqu'il est extérieur au tableau, mais prescrit par toutes les lignes de sa composition ? Quel est ce spectacle, qui sont ces visages qui se reflètent d'abord au fond des prunelles de l'infante, puis des courtisans et du peintre, et finalement dans la clarté lointaine du miroir ? Mais la question aussitôt se dédouble : le visage que réfléchit le miroir, c'est également celui qui le contemple ; ce que regardent tous les personnages du tableau, ce sont aussi bien les personnages aux yeux de qui ils sont offerts comme une scène à contempler. Le tableau en son entier regarde une scène pour qui il est à son tour une scène. Pure réciprocité que manifeste le miroir regardant et regardé, et dont les deux moments sont dénoués aux deux angles du tableau : à gauche la toile retournée, par laquelle le point extérieur devient pur spectacle ; à droite le chien allongé, seul élément du tableau qui ne regarde ni ne bouge, parce qu'il n'est fait, avec ses gros reliefs et la lumière qui joue dans ses poils soyeux, que pour être un objet à regarder.

 

            Ce spectacle-en-regard, le premier coup d'œil sur le tableau nous a appris de quoi il est fait. Ce sont les souverains. On les devine déjà dans le regard respectueux de l'assistance, dans l'étonnement de l'enfant et des nains. On les reconnaît, au bout du tableau, dans les deux petites silhouettes que fait miroiter la glace. Au milieu de tous ces visages attentifs, de tous ces corps parés, ils sont la plus pâle, la plus irréelle, la plus compromise de toutes les images : un mouvement, un peu de lumière suffiraient à les faire s'évanouir. De tous ces personnages en représentation, ils sont aussi les plus négligés, car nul ne prête attention à ce reflet qui se glisse derrière tout le monde et s'introduit silencieusement par un espace insoupçonné ; dans la mesure où ils sont visibles, ils sont la forme la plus frêle et la plus éloignée de toute réalité. Inversement, dans la mesure où, résidant à l'extérieur du tableau, ils sont retirés en une invisibilité essentielle, ils ordonnent autour d'eux toute la représentation ; c'est à eux qu'on fait face, vers eux qu'on se tourne, à leurs yeux qu'on présente la princesse dans sa robe de fête ; de la toile retournée à l'infante et de celle-ci au nain jouant à l'extrême droite, une courbe se dessine (ou encore, la branche inférieure de l'X s'ouvre) pour ordonner à leur regard toute la disposition du tableau, et faire apparaître ainsi le véritable centre de la composition auquel le regard de l'infante et l'image dans le miroir sont finalement soumis.

 

            Ce centre est symboliquement souverain dans l'anecdote, puisqu'il est occupé par le roi Philippe IV et son épouse. Mais surtout, il l'est par la triple fonction qu'il occupe par rapport au tableau. En lui viennent se superposer exactement le regard du modèle au moment où on le peint, celui du spectateur qui contemple la scène, et celui du peintre au moment où il compose son tableau (non pas celui qui est représenté, mais celui qui est devant nous et dont nous parlons). Ces trois fonctions "regardantes" se confondent en un point extérieur au tableau : c'est-à-dire idéal par rapport à ce qui est représenté, mais parfaitement réel puisque c'est à partir de lui que devient possible la représentation. Dans cette réalité même, il ne peut pas ne pas être invisible. Et cependant, cette réalité est projetée à l'intérieur du tableau, - projetée et diffractée en trois figures qui correspondent aux trois fonctions de ce point idéal et réel. Ce sont : à gauche le peintre avec sa palette à la main (auto-portrait de l'auteur du tableau) ; à droite le visiteur, un pied sur la marche prêt à entrer dans la pièce ; il prend à revers toute la scène, mais voit de face le couple royal, qui est le spectacle même ; au centre enfin, le reflet du roi et de la reine, parés, immobiles, dans l'attitude des modèles patients.