DOC. n° 71 : Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Chapitre 1, Les suivantes, II, 1966.

 

 

            Mais peut-être est-il temps de nommer enfin cette image qui apparaît au fond du miroir, et que le peintre contemple en avant du tableau. Peut-être vaut-il mieux fixer une bonne fois l'identité des personnages présents ou indiqués, pour ne pas nous embrouiller à l'infini dans ces désignations flottantes, un peu abstraites, toujours susceptibles d'équivoques et de dédoublements : "le peintre", "les personnages", "les modèles", "les spectateurs", "les images". Au lieu de poursuivre sans terme un langage fatalement inadéquat au visible il suffirait de dire que Vélasquez a composé un tableau ; qu'en ce tableau il s'est représenté lui-même, dans son atelier, ou dans un salon de l'Escurial, en train de peindre deux personnages que l'infante Marguerite vient contempler, entourée de duègnes, de suivantes, de courtisans et de nains ; qu'à ce groupe on peut très précisément  attribuer des noms : la tradition reconnaît ici doña Maria Agustina Sarmiente, là-bas Niéto, au premier plan Nicolaso Pertusato, bouffon italien. Il suffirait d'ajouter que les deux  personnages qui servent de modèles au peintre ne sont pas  visibles, au moins directement ; mais qu'on peut les apercevoir  dans une glace ; qu'il s'agit à n'en pas douter du roi Philippe IV et de son épouse Mariana.

 

            Ces noms propres formeraient d'utiles repères, éviteraient des désignations ambiguës ; ils nous diraient en tout cas ce que regarde le peintre, et avec lui la plupart des personnages du tableau. Mais le rapport du langage à la peinture est un rapport infini. Non pas que la parole soit imparfaite, et en face du visible dans un déficit qu'elle s'efforcerait en vain de rattraper. Ils sont irréductibles l'un à l'autre : on a beau dire ce qu'on voit, ce qu'on voit ne loge jamais dans ce qu'on dit, et on a beau faire voir, par des images, des métaphores, des comparaisons, ce qu'on est en train de dire, le lieu où elles resplendissent n'est pas celui que déploient les yeux, mais celui que définissent les successions de la syntaxe. Or le nom propre, dans ce jeu, n'est qu'un artifice : il permet de montrer du doigt, c'est-à-dire de faire passer subrepticement de l'espace où l'on parle à l'espace où l'on regarde, c'est-à-dire de les refermer commodément l'un sur l'autre comme s'ils étaient adéquats. Mais si on veut maintenir ouvert le rapport du langage et du visible, si on veut parler non pas à l'encontre mais à partir de leur incompatibilité, de manière à rester au plus proche de l'un et de l'autre, alors il faut effacer les noms propres et se maintenir dans l'infini de la tâche. C'est peut-être par l'intermédiaire de ce langage gris, anonyme, toujours méticuleux et répétitif parce que trop large, que la peinture, petit à petit, allumera ses clartés.

 

            Il faut donc feindre de ne pas savoir qui se reflétera au fond de la glace, et interroger ce reflet au ras de son existence. [...]