DOC. n° 67 : Roland BARTHES. L’obvie et l’obtus, 1982.

 

 

LA PEINTURE EST-ELLE UN LANGAGE  ?

 

 

            Depuis que la linguistique a pris l'extension que l'on sait, en tout cas depuis que l'auteur de ces lignes a dit son intérêt pour la sémiologie (voici maintenant une douzaine d'années), combien de fois lui a-t-on fait cette question : la peinture est-elle un langage ? Cependant, jusqu'à présent, nulle réponse : on n'arrivait pas à établir ni le lexique ni la grammaire générale de la peinture, à mettre d'un côté les signifiants du tableau, de l'autre ses signifiés, et à systématiser leurs règles de substitution et de combinaison. La sémiologie, comme science des signes, ne parvenait pas à mordre sur l'art : blocage malheureux, puisqu'il renforçait par carence la vieille idée humaniste selon laquelle la création artistique ne peut être “réduite” à un système : le système, on le sait, est réputé ennemi de l'homme et de l'art.

 

            A vrai dire, se demander si la peinture est un langage est déjà une question morale, qui appelle une réponse mitigée, une réponse morte, sauvegardant les droits de l'individu créateur (l'artiste) et ceux d'une universalité humaine (la société). Comme tout novateur, Jean-Louis Schefer ne répond pas aux questions truquées de l'art (de sa philosophie ou de son histoire) ; il leur substitue une question apparemment marginale, mais dont la distance l'amène à constituer un champ inédit où la peinture et sa relation (comme on dit : une relation de voyage), la structure, le texte, le code, le système, la représentation et la figuration, tous ces termes hérités de la sémiologie, sont distribués selon une topologie nouvelle, qui constitue “une nouvelle façon de sentir, une nouvelle façon de penser”. Cette question est à peu près la suivante : quel est le rapport du tableau et du langage dont fatalement on se sert pour le lire - c'est-à-dire pour (implicitement) l'écrire ? Ce rapport n'est-il pas le tableau lui-même ?

 

            Il ne s'agit évidemment pas de restreindre l'écriture du tableau à la critique professionnelle de peinture. Le tableau, quiconque l'écrit, il n'existe que dans le récit que j'en donne ;  ou encore : dans la somme et l'organisation des lectures que l'on peut en faire : un tableau n'est jamais que sa propre description plurielle. Cette traversée du tableau par le texte dont je le constitue, on voit comment elle est à la fois proche et distante d'une peinture supposée langage ; comme dit Jean-Louis Schefer . : “L'image n'a pas de structure a priori, elle a des structures textuelles.:. dont elle est le système” ; il n'est donc plus possible (et c'est là où Schefer fait sortir la sémiologie picturale de son ornière) de concevoir la description dont est constitué le tableau, comme un état neutre, littéral, dénoté, du langage ; mais non plus comme une pure élaboration mythique, le lieu infiniment disponible d'investissements subjectifs : le tableau n'est ni un objet réel ni un objet imaginaire. Certes, l'identité de ce qui est “représenté” est sans cesse renvoyée, le signifié toujours déplacé (car il n'est qu'une suite de nominations, comme dans un dictionnaire), l'analyse est sans fin ; mais cette fuite, cet infini du langage est précisément le système du tableau : l'image n'est pas l'expression d'un code, elle est la variation d'un travail de codification : elle n' est pas dépôt d'un système, mais génération de systèmes. Paraphrasant un titre célèbre, Schefer  aurait pu intituler son livre : l'Unique et sa Structure ; et cette structure, c'est la structuration même.

 

            On voit l'incidence idéologique : tout l'effort de la sémiotique classique tendait à constituer ou à postuler, face à l'hétéroclite des œuvres (tableaux, mythes, récits), un Modèle, par rapport auquel chaque produit pourrait être défini en termes d'écarts. Avec Schefer, qui prolonge sur ce point fondamental le travail de Julia Kristeva, la sémiologie sort encore un peu plus de l'ère du Modèle, de la Norme, du Code, de la Loi - ou si l'on préfère : de la théologie.

 

            Cette déviation, ou ce retournement, de la linguistique saussurienne oblige à modifier le discours même de l'analyse, et cette conséquence extrême est peut-être la meilleure preuve de sa validité et de sa nouveauté. Schefer ne pouvait énoncer le déplacement de la structure à la structuration, du Modèle lointain, figé, extatique, au travail (du système), qu'en analysant un seul tableau ; il a choisi Une partie d'échecs du peintre vénitien Paris Bordone (ce qui nous vaut d'admirables “transcriptions”, d'un bonheur d'écriture qui font enfin passer le critique du côté de l'écrivain) ; son discours rompt exemplairement avec la dissertation ; l'analyse ne donne pas ses “résultats”, induits ordinairement d'une somme de prélèvements statistiques ; elle est continûment en acte de langage, puisque le principe de Schefer est que la pratique même du tableau est sa propre théorie. Le discours de Schefer met au jour, non point le secret, mais la vérité de cette Partie d'échecs, mais seulement (et nécessairement) l'activité par laquelle elle se structure : le travail de la lecture (qui définit le tableau) s'identifie radicalement (jusqu'à la racine) avec le travail de l'écriture : il n'y a plus de critique, ni même d'écrivain parlant peinture ; il y a le grammatographe, celui qui écrit l'écriture du tableau.

 

            Ce livre constitue, dans l'ordre de ce qu'on appelle communément l'esthétique ou la critique d'art, un travail princeps ; mais il faut bien voir que ce travail, il n'a pu le faire qu'en subvertissant le cadre de nos disciplines, le rangement des objets qui définissent notre “culture”. Le texte de Schefer ne relève en aucune façon de ce fameux “inter-disciplinaire”, tarte à la crème de la nouvelle culture universitaire. Ce ne sont pas les disciplines qui doivent s'échanger, ce sont les objets : il ne s'agit pas d'”appliquer” la linguistique au tableau, d'injecter un peu de sémiologie dans l'histoire de l'art ; il s'agit d'annuler la distance (la censure) qui sépare institutionnellement le tableau et le texte. Quelque chose est en train de naître, qui périmera aussi bien la “littérature” que la “peinture” (et leurs corrélats méta-linguistiques, la critique et l'esthétique), substituant à ces vieilles divinités culturelles une “ergographie” généralisée, le texte comme travail, le travail comme texte.

 

1969, La Quinzaine littéraire.